NEUVIÈME ENTRETIEN.
Narration
Poëtique
poétique
; ses
ornemens
ornements
.
L'arrivée d'un seigneur nouveau ayant occasionné une fête dans le village, on l'
avoit
avait
célébrée à l'ordinaire par des danses, des chansons
&
et
d'autres
pieces
pièces
de vers à la louange de celui qu'on
vouloit
voulait
flatter. Cette solemnité champêtre
avoit
avait
amusé pendant quelque temps la curiosité des deux amis.
A
À
leur retour, Timagène en prit occasion de dire à Euphorbe, en plaisantant :
la poésieLa graphie de l'original est ici plus moderne que dans le
reste du texte. s'appelle ordinairement le langage des Dieux ; mais ici je
crois qu'à peine elle est le langage des hommes.
Cette poésie, telle qu'elle est, répartit Euphorbe, nous rappelle néanmoins sa
premiere
première
origine. Elle ne fut d'abord que l'expression d'un
cœur vivement affecté. Les premiers hommes, comme ceux-ci, n'eurent d'autres règlesLa graphie de l'original est ici plus moderne que dans le reste du
texte. que la nature, d'autre Apollon que leurs
desirs
désirs
et leur
reconnoissance
reconnaissance
. Les Hébreux
sur-tout
surtout
, comblés des bienfaits de leur Dieu, se
répandoient
répandaient
fréquemment en actions de
grace
grâce
. On trouva bientôt que le langage ordinaire ne
répondoit
répondait
pas assez à l'enthousiasme dont on
étoit
était
animé. On eut recours à l'harmonie, et l'on introduisit dans le discours la
cadence
&
et
la mesure. Toutes ces idéesHist. Anc. l. 25, ch. 1.,
que j'emprunte de M. Rollin, sont appuyées sur les livres saints, c'est-à-dire, sur la
vérité elle-même ;
&
et
elles établissent que la poésie, dans ses premiers temps, n'
étoit
était
qu'un récit vif
&
et
orné, où l'on
détailloit
détaillait
les prodiges opérés par la divinité, ou les exploits des grands hommes.
Elle a bien dégénéré de cette origine, reprit Timagène : car elle chante aujourd'hui
des objets bien
différens
différents
de ceux-là.
Il est vrai, poursuivit Euphorbe. Les rivières, en s'éloignant de leur source, n'en deviennent pas plus pures. Quoi qu'il en soit, laissons ses
égaremens
égarements
: considérons-
là
la
sous ce premier rapport,
&
et
voyons comment elle doit raconter.
Nous ne serons plus gênés ici, répliqua Timagène, par l'
austere
austère
vérité. La
carriere
carrière
immense de la fiction nous laissera une liberté
entiere
entière
; car le récit
poëtique
poétique
n'est tenu à suivre d'autres
loix
lois
que celles de cette vérité, que
vous même
vous-même
avez nommé vérité de la nature,
&
et
qui consiste, si je m'en souviens bien, à ne rien avancer qui soit contraire au
cours ordinaire des choses, à moins qu'un Dieu ne s'en mêle ; rien qui choque les idées
reçues, ou le
caractere
caractère
connu des personnages. Nous allons être à notre aise.
Peut-être pas autant que vous vous imaginez, ajouta Euphorbe. Je conviens que la
vraisemblance tient souvent la place de la vérité, dans les récits
poëtiques
poétiques
: mais d'abord cette
derniere
dernière
n'en est pas toujours exclue. Arrêtons-nous aux sujets grands
&
et
nobles. Le
poëte
poète
ne chante-t-il pas fréquemment des
événemens
événements
qui se sont passés sous ses
ieux
yeux
? Les récits épiques
&
et
ceux de la tragédie ne sont-ils pas pour la plupart empruntés de l'histoire ?
Est-il rien de plus vrai que le sujet du
Paradis perdu
Paradis perdu
de Milton, que celui de la
Jérusalem délivrée
Jérusalem délivrée
du Tasse ? Le
siége
siège
de
Troye
Troie
est un fait reconnu par toutes les nations. L'arrivée d'
Ænée
Énée
en Italie a été, ou a passé pour certaine, au point que le judicieux Tite-Live
l'a insérée dans son ouvrage. Combien d'exemples pareils dans le genre tragique ?
J'avoue, reprit Timagene, que le fonds de l'action principale est vrai dans ces
différens
différents
poëmes
poèmes
: mais l'accessoire l'emporte ici sur le fond,
&
et
les fictions dont cette vérité est enveloppée la font presque
disparoître
disparaître
. Je sais que
Godefroi de Bouillon
Godefroy de Bouillon
Godefroy de Bouillon (~1058-1100) était un chevalier franc et
le premier souverain chrétien de Jérusalem. a fait la conquête de Jérusalem, mais
l'histoire de Clorinde, celle d'Armide
&
et
de Renaud, les
enchantemens
enchantements
d'Ismen,
&
et
tant d'autres morceaux que je
pourrois
pourrais
citer, sont tous sortis de l'imagination du
poëte
poète
.
C'est une petite querelle que je me
plaisois
plaisais
à vous faire, interrompit Euphorbe. Nous sommes du même avis ;
&
et
je crois avec vous, que même dans les sujets empruntés de l'histoire, la fiction
doit conserver ses droits, pourvu quelle se renferme dans les bornes de la vraisemblance,
ou pour mieux dire, de la nature. C'est le précepte judicieux de
l'évêque d'Albe.
Hoc quoque non studiis nobis
levioribus instat.
Curandum, ut, quando non semper vera profamur.
Fingentes, faltem sint illa simillima veris.
Vida. Poët. lib. 2.
Il s'agit de Jean
de la Balue, 1421-1492.
Toutes les fois, dit-il, que nous abandonnons la vérité, pour nous
livrer à la fiction, ayons le plus grand soin de ne pas nous écarter de la
vraisemblance :
&
et
cette vraisemblance est si nécessaire dans les ouvrages dont nous parlons,
qu'elle doit, pour ainsi dire, servir de passeport à la vérité même. Vous savez avec
quelle hardiesse le médecin de Louis XI
parloit
parlait
à son maître,
&
et
avec quelle timidité
&
et
quelle
foiblesse
faiblesse
ce prince, jaloux d'ailleurs de son autorité,
souffroit
souffrait
ses propos
insolens
insolents
&
et
tâchoit
tâchait
de l'appaiser par des largesses. Ce fait tout incontestable qu'il est,
auroit
aurait
mauvaise
grace
grâce
dans un
poëme
poème
, parce qu'il manque de vraisemblance. Qu'une imagination riche
&
et
féconde embellisse donc sa
matiere
matière
de tout ce que lui permettent les
loix
lois
de la nature
&
et
l'opinion des hommes sages, elle ne méritera que des
applaudissemens
applaudissements
.
Fort bien, poursuivit Timagène. Mais je suis inquiet de savoir comment tout cela
s'accordera avec le merveilleux, si familier
sur-tout
surtout
à l'épopée.
Parfaitement, répondit Euphorbe. Il faut d'abord remarquer,
Nam quæ multa canunt ficta
&
et
non credita vates,
Dulcia quò vacuas teneant mendacia mentes,
Illis nulla fides, quam nec sibi denique aperti
Exposcunt, mec
dissimulant . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . Omnia quæ
portâ veniunt insomnia eburnâ.
Vida. lbid.
avec le même
poëte
poète
que je viens de citer, que par ces prodiges l'
Auteur
auteur
veut seulement répandre de l'agrément dans son
poëme
poème
. Il ne prétend point qu'on le
croye
croie
; il n'en fait point
mistere
mystère
La graphie de l'original n'est pas attestée dans les
dictionnaires de référence. ; il le déclare ouvertement : ce sont des songes
sortis par la porte d'ivoire. Mais d'ailleurs, le merveilleux lui-même a sa vraisemblance,
fondée en premier lieu sur le pouvoir de la divinité, mais plus encore sur le choix des
occasions où on l'
employe
emploie
.Hor. de Arte Poët. v. 191.Horace nous apprend en deux
mots quelles sont ces conjonctures :
Nec Deus intersit nisi dignus vindice nodus ;
si l'objet est assez grand, ou l'intrigue assez nouée pour exiger le secours du ciel. La
fureur
&
et
l'acharnement des Grecs
&
et
des
Troyens
Troiens
les uns contre les autres dans l'
Iliade
Iliade
, celui de ces mêmes
Troyens
Troiens
&
et
des Italiens dans l'
Ænéide
Énéide
, forment une querelle assez sérieuse, pour que les Dieux prennent parti en
faveur de l'un ou de l'autre peuple ; assez difficile à
vuider
vider
La graphie de l'original n'est pas attestée dans les
dictionnaires de référence.
Desit: sens? pour que Jupiter s'en mêle,
&
et
assemble toutes les divinités à ce sujet. Achille
&
et
Ænée
Énée
sont des héros d'un assez grand nom, pour que Vulcain leur fasse lui-même une
armure.
Ainsi vous ne voudriez pas, répliqua Timagène, que ce Dieu alluma ses fourneaux pour en
faire une à
Dom Guichotte
Don Quichotte
. J'
apperçois
aperçois
maintenant toute l'étendue de cette qualité dont nous parlons. Elle exige,
non-seulement
non seulement
que chacun des faits en particulier ne sorte point des bornes prescrites par la
raison
&
et
le bon sens, mais encore que tous les
événemens
événements
, sans en excepter les prodiges, naissent les uns des autres dans un ordre
naturel
&
et
qui n'ait rien de forcé.
C'est-là
C'est là
en effet le vrai moyen d'imiter parfaitement la vérité,
&
et
de ne point tomber dans le défaut de ces romans, où l'on entasse aventure sur
aventure, incident sur incident ; où les intrigues sont si compliquées que l'esprit a
peine à se retrouver dans ce labyrinthe.
A
À
l'occasion de cette vraisemblance, qui n'est autre chose que l'ordre prescrit
par la nature
&
et
par les circonstances du lieu, du temps
&
et
des personnes, je me rappelle qu'on fait une querelle au célèbre Racine, ce
poëte
poète
de la nature, sur sa description de la mort d'Hyppolite. On l'accuse d'avoir
répandu dans cet endroit une pompe
&
et
une magnificence peu convenables à celui devant qui on fait ce récit,
&
et
à celui qui le fait. Vous savez que c'est le gouverneur d'Hyppolite qui vient
apprendre la mort de ce jeune prince à Thésée son
pere
père
. On cite le fameux [grec] d'
Homere
Homère
;II. l. 18, v. 20,
&
et
on oppose l'énergique
briéveté
brièveté
de ce peu de mots à tous les détails
brillans
brillants
de ces vers,Phèdre, acte 5, sc. 6.
Cependant sur le dos de la plaine liquide
S'élève à gros bouillons une montagne humide ;
L'onde approche, se brise,
&
et
vomit à nos
ieux
yeux
,
Parmi des flots d'écume un monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes ;
Tout son corps est couvert d'écaillés jaunissantes :
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses longs mugissemens font trembler le rivage ;
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;
La terre s'en émeut ; l'air en est infecté ;
Le flot qui l'apporta recule épouvanté.
Que pensez-vous, s'il vous plaît, de cette critique ?
Je sens, répondit Euphorbe, que vous ne pouvez sans quelque peine condamner tant de
beautés. Il faut avouer cependant, qu'elles sont déplacées. Si vous rapportiez la mort
cruelle d'un
éleve
élève
qui vous fût cher, votre douleur vous
permettroit
permettrait
-elle de faire ces riches descriptions ? Si vous étiez son
pere
père
, les entendriez-vous de sang froid ? Le discours d'Antiloque dans
Homere
Homère
, me semble bien plus conforme à la nature. Hélas,[Grec.] fils de Pelée, dit-il, je vous apporte une nouvelle bien
triste
&
et
que les Dieux
auroient
auraient
bien dû vous épargner : Patrocle n'est plus.
Au surplus, dans le
morceau du
poëte
poète
françois
français
, il n'y a
guères
guère
que les vers que vous avez cités
&
et
quelques autres qui puissent mériter ce reproche. Tout le reste de ce récit nous
dédommage bien de cette
légere
légère
intempérance
poëtique
poétique
. Quoi de plus intéressant que ce qui suit ?
Tout fuit,
&
et
sans s'armer d'un courage inutile,
Dans le temple voisin chacun cherche un
asile
asyle
.
Hyppolite lui seul, digne fils d'un héros,
Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
Pousse au monstre,
&
et
d'un dard lancé d'une main sure,
Il lui fait dans le flanc une large blessure.
De rage
&
et
de douleur le monstre bondissant
Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
Se roule,
&
et
leur présente une gueule enflammée ,
Qui les couvre de feu, de sang
&
et
de fumée,
La frayeur les emporte ;
&
et
, sourds à cette fois,
Ils ne
connoissent
connaissent
plus ni le frein, ni la voix.
En efforts
impuissans
impuissants
leur maître se consume.
Ils rougissent le mords d'une sanglante écume.
On dit qu'on a vu même, en ce désordre affreux ,
Un Dieu, qui d'aiguillons
pressoit
pressait
leurs flancs poudreux.
A
À
travers les rochers la peur les précipite :
L'essieu crie,
&
et
se rompt. L'intrépide Hyppolite
Voit voler en éclats tout son char fracassé :
Dans les rênes lui-même il tombe embarrasse.
Mais c'est ici,
sur-tout
surtout
, que je retrouve le naturel, l'affectueux Racine.
Excusez ma douleur : cette image cruelle.
Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux, que fa main a nourris.
Et plus bas.
Je cours, en soupirant,
&
et
sa garde me suit :
De son généreux sang la trace nous conduit.
Les rochers en sont teints : les ronces dégoûtantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
Si
Homere
Homère
dans cet endroit a l'avantage du naturel
&
et
de la vraisemblance, il en est bien d'autres chez lui, où il a mérité d'être
relevé par Jérôme Vida, l'ami constant de Virgile.
Il est vrai, continua Timagène, que je trouve les
régles
règles
de la convenance mieux observées dans les autres récits de notre
poëte
poète
tragique : par exemple, dans celui ou Arbate confident de Mithridate,
raconte les derniers exploits,
&
et
la mort de ce héros,Mithr. acte 5, sc. 4.
D'abord il a tenté les atteintes mortelles
Des poisons que lui-même a cru les plus
fideles
fidèles
.
Il les a trouvés tous sans force
&
et
sans vertu.
Vains secours, a-t-il dit, que j'ai trop combattu !
Contre tous les poisons soigneux de me défendre,
J'ai perdu tout le fruit que j'en
pouvois
pouvais
attendre,
Essayons maintenant des secours plus certains,
Et cherchons un trépas plus funeste aus Romains.
Il dit,
&
et
défiant leurs nombreuses cohortes,
Du palais, à ces mots, il fait ouvrir les portes,
A
À
l'aspect de ce front, dont la noble fureur .
Tant de fois dans leurs rangs répandit la terreur,
Vous les eussiez vu tous, retournant en arrière,La graphie de
l'original est ici plus moderne que dans le reste du texte, voir notamment la rime
de la ligne suivante.
Laisser entr'eux
&
et
nous une large
carriere
carrière
;
Et déjà quelques-uns
couroient
couraient
épouvantés
Jusques
Jusque
dans les vaisseaux qui les ont apportés.
Mais le dirai-je ?
ô
Ô
ciel ! Rassurés par Pharnace,
Et la honte en leurs cœurs réveillant leur audace,
Ils reprennent courage, ils attaquent le Roi,
Qu'un reste de soldats
defendoit
defendait
avec moi.
Qui
pourroit
pourrait
exprimer par quels faits incroyables,
Quels coups, accompagnés de regards effroyables,
Son bras, se signalant pour la
derniere
dernière
fois,
A de ce grand héros terminé les exploits ?
Enfin, las
&
et
couvert de sang
&
et
de
poussiere
poussière
.
Il s'
étoit
était
faits de morts une noble
barriere
barrière
.
Un autre bataillon s'est avancé vers nous.
Les Romains, pour le joindre, ont suspendu leurs coups,
Ils
vouloient
voulaient
tous ensemble accabler Mithridate :
Mais lui, c'en est assez, m'a-t-il dit, cher Arbate.
Le sang
&
et
ma fureur m'emportent trop avant.
Ne livrons pas
sur-tout
surtout
Mithridate vivant.
Aussi-tôt
Aussitôt
dans son sein il plonge son épée.
Mais la mort fuit encor sa grande
ame
âme
trompée.
Ce héros dans mes bras est tombé tout sanglant ,
Foible
Faible
,
&
et
qui s'
irritoit
irritait
contre un trépas si lent ;
Et se plaignant à moi de ce reste de vie,
Il
soulevoit
soulevait
encor sa main appesantie,
Et marquant à mon bras la place de son cœur,
Sembloit
Semblait
d'un coup plus sûr implorer la faveur.
On ne voit là que des beautés mâles
&
et
sans affectation, que les couleurs de la nature même,
sur-tout
surtout
dans ce beau tableau que renferment les trois derniers vers,
&
et
que je regarde comme un chef-d'œuvre. Je me suis souvent demandé, pourquoi nos
tragiques modernes pour la plupart, suppriment aujourd'hui ces sortes de récits. Je crois
que la véritable raison est leur difficulté. En effet, pour éviter l'ennui dans le détail
circonstancié d'un événement déjà connu par un grand nombre des spectateurs,
&
et
qui doit avoir une certaine étendue, pour le rendre intéressant, il faut
beaucoup d'habileté, il faut la main d'un grand maître. Il est plus court
&
et
plus aisé de faire exécuter la chose même sous les
ieux
yeux
du parterre. Ajoutons, qu'il est rare de trouver un acteur qui débite ces
morceaux de
maniere
manière
à mérirer des
applaudissemens
applaudissements
.Sur ce qu'elle décrit comme « a shift from a
predominantly verbal to a predominantly visual aesthetic » dans le théâtre
français, voir Kate Tunstall, « Racine in 1769 and 1910, or Racine à l'usage de
ceux qui voient », 2006 (voir bibliographie).
Les anciens, reprit Euphorbe, ne
trouvoient
trouvaient
pas ces difficultés insurmontables : car ils les
éprouvoient
éprouvaient
, sans doute, comme nous.
Croyez-vous donc, interrompit Timagène, qu'on ne doit jamais s'écarter de la route qu'ont
suivie les anciens ? Voudriez-vous, par exemple, que Racine, en imitant Euripide, eût
fait descendre sur la scène Diane qui
enléve
enlève
Iphigénie,
&
et
lui substitue une biche ?
Non assurément, répondit Euphorbe. Mais il faut mettre une grande différence entre ce qui s'
appuye
appuie
sur la nature
&
et
la raison,
&
et
ce qui dépend des opinions, ou des usages particuliers. Ce merveilleux, ou comme
l'appellent les gens de l'art, cette machine est de ce dernier genre. Chez les anciens,
ces sortes de prodiges
étoient
étaient
admis même dans les
poëmes
poèmes
dramatiques ;
&
et
ils
pouvoient
pouvaient
l'être. Les divinités payennes
étoient
étaient
complaisantes : on les
trouvoit
trouvait
par-tout
partout
où le besoin l'
exigeoit
exigeait
. Leur entremise
étoit
était
si ordinaire, qu'elle
sembloit
semblait
suivre l'ordre commun, du moins, dans les grands
événemens
événements
. La religion des Grecs
&
et
des Romains en cela
étoit
était
fort commode : la nôtre, comme plus vraie, est aussi plus
sévere
sévère
. Nous ne souffrons point que dans une action qui se passe sous nos
ieux
yeux
, on mêle des prodiges, qui n'ont point de fondement. Nous renvoyons le
merveilleux aux
poëmes
poèmes
épiques ; c'est-à-dire, à ceux qui ne consistent que dans un récit :
encore faut-il qu'il n'ait rien de contraire aux oracles de nos livres saints. C'est pour
cela que nos opéra, qui ne
seroient
seraient
qu'un amusement puérile
&
et
insipide si on les
dépouilloit
dépouillait
de la musique et du jeu des machines, empruntent communément leurs
sujets de la théogonie
payenne
païenne
.
Il faut bien, répliqua Timagène, que ce soit l'harmonie, l'enchantement de la décoration,
enfin l'illusion théâtrale, qui fasse trouver du plaisir dans un spectacle où la
vraisemblance est choquée à tout moment : où l'emportement, la douleur, la tristesse,
le dernier soupir même s'exprime par les
accens
accents
de la musique. Mais ce charme que nous trouvons dans le jeu des machines, ne
prouve-t-il pas que l'homme a un goût naturel pour le merveilleux ?
Je n'en doute en aucune façon, répartit Euphorbe : c'est ce penchant secret que le
joueur de gobelets saisit pour nous attacher ; et notre plaisir cesse, aussitôt que
nous connaissons la
maniere
manière
dont il s'y prend pour nous tromper. Aussi le merveilleux est-il l'âme de la
poësie
poésie
grande et noble. Il prête aux êtres inanimés la vie et le sentiment. C'est ce
que dit magnifiquement Boileau dans son
art poëtique
Art poétique
.
Art Poët. ch. 3
Art poétique, chant III
.
Boileau, Art poétique, chant
III, v. 163-190 (voir bibliographie).
Là pour nous enchanter tout est mis en usage ;
Tout prend un corps, une
ame
âme
, un esprit, un visage,
Chaque vertu devient une divinité :
Minerve est la prudence,
&
et
Vénus, la beauté.
Ce n'est plus la vapeur qui produit le tonnerre ,
C'est Jupiter armé pour foudroyer la terre.
Un orage terrible aux
ieux
yeux
des matelots,
C'est Neptune en courroux qui gourmande les flots,
Echo n'est plus un son qui dans l'air retentisse,
C'est une Nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
....
[...]
Qu'Enée
&
et
ses vaisseaux, par le vent écartés,
Soient aux bords Afriquains d'un orage emportés ;
Ce n'est qu'une aventure ordinaire
&
et
commune,
Qu'un coup peu surprenant des traits de la fortune.
Mais que Junon, constante en son aversion,
Poursuive sur les flots les restes d'Ilion ;
Qu'
Eole
Éole
en sa faveur les chassent d'Italie,
Ouvre aux vents mutinés les prisons d'
Eolie
Éolie
,
Que Neptune, en courroux s'élevant sur la mer,
D'un mot calme les flots, mette la paix dans l'air
Délivre les vaisseaux, des Syrtes les arrache ;
C'est-là
C'est là
ce qui surprend, frappe, saisit, attache.
Sans tous ces
ornemens
ornements
le vers tombe en langueur ;
La
poësie
poésie
est morte, ou rampe sans vigueur.
En effet, reprit vivement Timagène, tout ce qui nous remet sous les
ieux
yeux
le portrait de la divinité gravé dans notre
ame
âme
, tout ce qui nous rappelle sa grandeur
&
et
son pouvoir est sûr de nous enchanter. Mais, si j'ai bonne mémoire, je crois que
M. RollinTr. des Etud. tom. 1. l. 1, art. 4. n'est pas ici
d'accord avec notre
poëte
poète
. Si l'on en croit le premier, il n'est pas permis à un
Auteur
auteur
chrétien d'employer même les noms des divinités payennes. Cette décision me
paroît
paraît
fort
sévere
sévère
;
&
et
dans les raisonnements qu'il fait pour l'appuyer, je crois qu'il prend le
change. Il prétend que par ces noms on ne peut entendre que les Dieux du paganisme, où les
attributs du vrai Dieu, où que l'on entend rien du tout ; mais il me semble à moi que
par ces mots on entend une chose inanimée, à qui, comme le dit Despréaux, on prête une
ame
âme
&
et
un esprit pour donner du feu
&
et
de la
grace
grâce
à la
poësie
poésie
;
&
et
M. Rollin lui-même accorde cette liberté aux
poëtes
poètes
, dans le même endroit dont il est ici question, Je suis
bien éloigné, dit-il, de condamner certaines figures, par lesquelles on attribue du
sentiment, de la voix, de l'action même aux choses inanimées. Il sera toujours permis
....
[...]
de donner des ailes aux vents
...
[...]
de prêter une voix auDesit: Ici et ailleurs, vérifier accent sur
tonnèrre.
tonnerre
tonnèrre
...
[...]
de personnifier les vertus
&
et
les vices.
Mais si l'on peut donner des ailes au vents, pourquoi ne
pourroit
pourrait
-on pas leur donner un nom ? Si je peux personnifier la prudence, pourquoi
m'empêche-t-on de l'appeller Minerve ? Est-il quelqu'un assez
mal-adroit
maladroit
pour s'imaginer, que je veuille honorer sous ce nom une prétendue
divinité ? Tout homme sensé ne voit dans la déesse qui accompagne Télémaque sous la
figure de Mentor, qu'une allégorie ingénieuse, qui répand dans ce beau
poëme
poème
un feu
&
et
une action moins aisée à peindre, qu'à sentir. Tout y
languiroit
languirait
si au lieu de cette fiction, l'
Auteur
auteur
se fût contenté de supposer que dans toutes les démarches du jeune prince, la
prudence lui
montroit
montrait
le parti le plus sage,
modéroit
modérait
ses passions
&
et
corrigeoit
corrigeait
ses écarts ?
Sans doute, poursuivit Euphorbe, on ne peut interdire la fiction à la
poësie
poésie
,
&
et
sur-tout
surtout
à l'épopée, sans lui ravir tous ses
agrémens
agréments
. Donnons-lui la liberté d'animer tout, jusqu'aux vices
&
et
aux vertus. Mais avouons aussi qu'il faut donner des bornes à cette fiction. On
ne peut excusér un
poëte
poète
qui ose mêler le sacré avec le prophane,
&
et
qui fait concourir les divinités du paganisme avec le Dieu de vérité. S'il est
bien pénétré du sujet qu'il traite, il doit y trouver assez de grandeur
&
et
de majesté pour qu'il puisse se passer de cette décoration indécente. Toutes ses
richesses de la
poësie
poésie
de Sannazar, tout le feu, toute l'imagination, toute la noblesse du génie le
plus sublime
&
et
le plus fécond ne peuvent nous dédommager de ce défaut. Au reste, ce merveilleux
étant grand par lui-même, puisqu'il est l'effet d'un pouvoir divin, ne peut convenir qu'à
la
poësie
poésie
noble
&
et
sérieuse. Les Grecs le
souffroient
souffraient
sur la
scene
scène
tragique : mais, comme je l'ai déjà remarqué, nous sommes plus difficiles
sur cet article. Nous ne lui laissons de place que dans le
poëme
poème
épique. Il lui est nécessaire,
&
et
fait, pour ainsi dire, partie de son essence : en
effet, on peut définir ce
poëme
poème
, le récit d'une action grande
&
et
merveilleuse, exécutée par un héros dans un certain espace de temps. Laissant à
part cè qui regarde l'unité d'action, de héros
&
et
de temps,
&
et
les autres
régles
règles
qu'il doit suivre, arrêtons-nous seulement à sa qualité de récit.
C'est-là
C'est là
,
sur tout
surtout
, ce qui le distingue du
poëme
poème
tragique, dont la nature est d'être la représentation d'une action :
&
et
c'est par cette raison qu'on en bannit ordinairement le merveilleux. Cette
représentation néanmoins est entremêlée de récits ;
&
et
dès-lors
dès lors
, elle fournira encore
matiere
matière
à nos entretiens, par les autres qualités qui lui conviennent sous ce rapport,
ainsi qu'au
poëme
poème
épique.
Si le merveilleux figure mal dans une représentation, interrompit Timagène, d'où vient
donc l'empressement du public pour l'opéra, qui n'est qu'un tissu de prodiges, souvent mal
amenés
&
et
toujours dépourvus de vraisemblance ?
Il vient, répondit Euphorbe, de ce qu'on
n'
y assiste que pour s'amuser. Nous l'avons remarqué
tout-à-l'heure
tout à l'heure
. Les charmes de la musique soutenus par la variété des décorations, par la
richesse des perspectives, produisent cet effet, sans avoir besoin de
beaucoup d'illusion. Aussi le cœur n'est point du tout affecté par ce spectacle. La
tragédie au contraire, veut ébranler l'
ame
âme
par les ressorts de la terreur
&
et
de la compassion. Il faut pour cela qu'elle suive pas à pas les routes
ordinaires de la nature, dont le merveilleux s'écarte presque toujours.
Si je vous objecte, reprit Timagène, que cette même raison
devroit
devrait
aussi bannir de l'épopée le merveilleux, je vois d'avance ce que vous m'allez
répondre. Vous me direz que ce dernier
poëme
poème
en général, se propose de nous instruire
&
et
de nous plaire plutôt par le sentiment de l'admiration, qu'en
nous arrachant des larmes : que le ressort du pathétique ne s'y emploie que dans
certains endroits particuliers. Contentons-nous donc que
par-tout
partout
il nous attache par la magnificence de ses
ornemens
ornements
,
&
et
sur-tout
surtout
par l'intérêt. C'est ici qu'il faut faire usage de ce que nous avons déjà
ditEntret. deuxième. de l'intérêt général
&
et
particulier. La révolution qui mit les Tartares sur le trône de la Chine, sera
toujours pour moi un objet beaucoup plus indifférent, que l'
avénement
avènement
de Charlemagne à l'empire d'occident : la
Jérusalem délivrée
Jérusalem délivrée
a des charmes plus
puissans
puissants
pour un chrétien, que pour un mahométan.
Entre les
différens
différents
ornemens
ornements
qu'exige le récit
poëtique
poétique
, repartit Euphorbe, il en est qui contribuent beaucoup plus que les autres, à
cet intérêt dont vous parlez. Tels sont le sublime
&
et
le pathétique. On s'affecte, on se passionne aisément pour un objet qu'on
admire,
&
et
plus encore pour celui qui sait nous attendrir.
Etre
Être
maître du cœur c'est être maître de l'homme entier. Le
sublime brille
par-tout
partout
dans les
poëmes
poèmes
d'
Homere
Homere
. Pour s'en convaincre, il suffit d'ouvrir le traité de Longin. On y en trouvera
une foule d'exemples mis en vers
françois
français
, par Despréaux. Cette traduction m'en rappelle une autre d'une
espece
espèce
un peu différente, mais qui a toujours rapport à l'objet dont nous parlons. Un
poëte
poète
de nos jours a rendu tout le sublime que renferme le commencement de la Genèse,
avec cette seule différence, qu'il a mis en action, ce qui n'est qu'en récit dans l'
Auteur
auteur
sacré. Il fait parler ainsi le maître du tonnerre.
Les temps sont arrivés : cessez tristes chaos :
Paroissez
Paraissez
élémens
éléments
: Dieux allez leur prescrire
Le mouvement
&
et
le repos :
Tenez-les renfermés chacun dans son empire.
Coulez, ondes, coulez ; volez rapides feux ;
Voile azuré des airs embrassez la nature ;
Terre enfante des fruits, couvre-toi de verdure ;
Naissez, mortels, pour obéir aux Dieux.
Je
connois
connais
ce morceau, répliqua Timagène. Il m'a toujours fait beaucoup de plaisir, même à
la simple lecture ; mérite bien rate dans une
poësie
poésie
d'opéra. Rien n'est plus grand que ce spectacle superbe, d'un Dieu qui commande
au néant d'enfanter la nature,
&
et
dont l'ordre est exécuté sur le champ.
Homere
Homère
est rempli de ces idées magnifiques,
sur-tout
surtout
lorsqu'il parle de la divinité. Virgile en a imité plusieurs, lorsqu'il dit, par
exemple, que Jupiter d'un mouvement de tête fait trembler l'Olympe entier, ou quand il
nous peint ce maître des Dieux
jettant
jetant
sur sa fille un de ces regards, qui portent le calme dans Ies cieux
&
et
jusqu'au sein des tempêtes : mais il me semble qu'il en a peu tiré de son
prorpre fond. Cependant je
serois
serais
bien tenté de mettre dans ce même rang un endroit du
sixieme
sixième
livre de l'
Enéide
Énéide
. C'est celui où
Ænée
Énée
rencontre Didon dans les enfers. Le prince Troyen veut excuser à ses
ieux
yeux
son départ précipité,
&
et
lui parle avec toute la tendresse
&
et
le feu dont il est capable. Le
poëte
poète
sans mettre un mot dans la bouche de la princesse,Illa solo
fixos oculos averse tenebat .... Tandem proripuit sese, atque inimica refugit, In memus
umbriserum. Æen. lib. 6. ajoute seulement, ses regards fixés à terre, son visage détourné, témoignent son dédain.
....
[...]
enfin elle se dérobe à sa vue,
&
et
d'un air indigné s'enfonce dans l'épaisseur d'un bois.
Je
voudrois
voudrais
appeller ce silence, un silence sublime.
Si vous êtes tenté de le faire, repartit Euphorbe en riant, je vous déclare, moi, que
depuis
long-temps
longtemps
j'ai succombé à la tentation. Avant Virgile on
trouvoit
trouvait
chez les Grecs des exemples de ce silence énergique,
&
et
qu'on peut regarder comme le dernier effort de l'éloquence.Acte 4, scène 2. Dans les
Trachinienes
Trachiniennes
de Sophocle, Hyllus, fils d'Hercule, fait à Déjanire un
récit touchant de la mort de ce héros, dont elle
étoit
était
la cause innocente par le don de la robe empoisonnée qu'elle lui
avoit
avait
envoyée. La princesse alors
reconnoît
reconnaît
sa funeste erreur. Sa douleur est si profonde, son désespoir si affreux, qu'elle
se retire, sans répondre un mot aux invectives
&
et
aux reproches dont son fils l'accable,
&
et
laisse le chœur
&
et
les spectateurs dans la plus cruelle inquiétude sur le parti qu'elle va
prendre.Acte 5, sc. 2. Dans la tragédiè d'
Antigone
Antigone
, Euridice, femme de Créon, après avoir entendu le détail de la mort du prince
Hémon son fils, sort sans proférer une parole
&
et
par-là
par là
donne à penser au chœur, qu'elle est résolue de s'arracher la vie. Il y a encore
un exemple pareil dans l'
Œdipe
Œdipe
du même
Auteur
auteur
. Ne rien dire dans ces occasions, c'est assurément dire beaucoup.
Ce que vous observez ici dans Sophocle, poursuivit Timagène, s'accorde parfaitement bien
avec l'idée que M. Rollin, après le P. Brumoi, nous donne de ce
poëte
poète
. Le génie de ce tragique a bien du rapport avec celui de Corneille. Tous deux s'attachent plus à nous frapper par le grand
&
et
le sublime, à nous intéresser par l'admiration, qu'à surprendre notre
sensibilité,
&
et
à nous arracher des larmes. Ce tribut du sentiment leur
paroît
paraît
indigne des héros dont ils parlent ; leur esprit naturellement élevé se
met, pour ainsi dire, de niveau avec les grands hommes, dont ils décrivent les exploits
&
et
la mort.
C'est-là
C'est là
du moins l'impression qu'a toujours fait sur moi le récit de celle de Pompée
dans le Sophocle
françois
français
. C'est un spectacle aussi beau que touchant, de voir ce Romain porter tout
l'héroïsme d'une grande
ame
âme
au milieu des assassins qui le poignardent,
&
et
je ne sais si le sentiment qu'on éprouve alors, ne vaut pas bien celui que fait
naître le sang d'Iphigénie qui coule sur l'autel.
Peut-être vaut-il mieux, reprit Euphorbe ; mais malheureusement il y a beaucoup plus
de cœurs sensibles, que d'âmesLa graphie de l'original est ici plus
moderne que dans le reste du texte. grandes
&
et
élevées. D'ailleurs il arrive assez souvent, qu'en voulant atteindre le sublime,
on donne dans le gigantesque
&
et
l'
empoulé
ampoulé
La graphie de l'original n'est pas attestée dans les
dictionnaires de référence.. Le Tasse en décrivant le dernier combat des
Chrétiens contre les infidèlesLa graphie de l'original est ici plus
moderne que dans le reste du texte., dit avec plus d'emphase que de
grandeur : Les nués disparurent,
&
et
le ciel voulut voir à découvert ces grandes actions.
E senza velo
Volse mirar l'opre grandi il cielo.
Il est donc plus sûr
&
et
plus facile d'intéresser par le pathétique, que par le sublime. Il
falloit
fallait
le génie de Corneille pour se soutenir dans une pareille élévation. Ses
successeurs ont sagement fait de se rapprocher de nous ;
&
et
ils ont réussi à nous charmer, sans nous étonner. Sophocle lui-même emploie
souvent le pathétique, pour émouvoir les spectateurs, en y mêlant, il est vrai, presque
toujours quelques-uns de ces traits forts
&
et
vigoureux, qui forment son
caractere
caractère
particulier. De ce genre, est la peinture que Hyllus fait à Déjanire d'Hercule
mourant, dans l'endroit dont je vous
parlois
parlais
tout-à-l'heure
tout à l'heure
,Trachin. Acte 4, sc. 2. La voici dans la traduction
de M. Dupuy. Paré de votre main,
&
et
la joie de son cœur peinte sur le visage, il adresse ses
prieres
prières
aux dieux : mais à peine le feu a-t-il
embrâsé
embrasé
le bûcher chargé des victimes sanglantes, qu'on voit
sortir de tout son corps une sueur abondante. La robe s'attache
&
et
se colle fortement à tous ses membres : un poison dévorant, tel que le
venin d'une
vipere
vipère
, ronge,
pénétre
pénètre
les chairs, s'insinue jusqu'à la moelle des os,
&
et
produit d'affreuses convulsions. Il appelle Lichas,
&
et
lui demande de quelle main perfide il
tenoit
tenait
ce funeste présent. Lichas, l'infortuné Lichas, qui
ignoroit
ignorait
votre artifice,
&
et
n'y
avoit
avait
aucune part, répond qu'il ne l'avait reçu que de vous,
&
et
qu'il l'
avoit
avait
apporté dans l'état qu'il lui
avoit
avait
été confié.
A
À
ces mots Hercule, dans un accès de douleur qui le
pénétre
pénètre
jusqu'au fond des entrailles, prend Lichas par le pied, le jette
&
et
l'écrase contre un rocher qui
étoit
était
dans la mer. La tête brisée de ce malheureux n'offre plus qu'un mélange
affreux de cervelle
&
et
de sang. Tout le peuple à l'instant pousse à l'envi des
gémissemens
gémissements
que lui arrachent
&
et
la mort funeste de
Lychas
Lichas
La graphie de l'original est ici différente de celle
trouvée dans le reste du texte.
&
et
l'état douloureux d'Alcide ; mais personne n'ose approcher. Tantôt il se
roule par terre, tantôt il se
releve
relève
&
et
pousse des cris effroyables, qui font retentir au loin les rivages de l'Eubée
&
et
les montagnes de la Thessalie. Souvent épuisé par la violence de ses douleurs,
il
tomboit
tombait
à terre,
&
et
sa fureur s'
exhaloit
exhalait
en imprécations terribles contre l'hymen fatal qui l'
avoit
avait
uni à la fille d'Œnée,
&
et
qui
faisoit
faisait
en ce jour son tourment
&
et
sa perte. Enfin, dans la noire vapeur qui l'
obséde
obsède
sans relâche, il jette de côté
&
et
d'autre des regards égarés,
&
et
m'
appercevant
apercevant
dans la foule, où je
fondois
fondais
en larmes, il m'appelle. Approchez, mon fils, dit-il ; n'abandonnez pas
un
pere
père
dans l'état déplorable où vous le voyez : approchez ; dussiez-vous
terminer avec lui votre sort,
&
et
s'il vous reste quelque sentiment de tendresse
&
et
de pitié, enlevez-moi promptement de cette terre, afin que je n'y finisse pas
mes tristes jours. Transportez-moi loin d'ici,
&
et
dans un lieu où je puisse cacher à l'univers entier ma cruelle destinée.
A
À
ces mots, nous le portons au vaisseau
&
et
nous l'amenons sur cesDesit: ses? bords avec bien de la peine. Il
a été sans cesse travaillé par la violence de ses maux ;
&
et
vous le verrez bientôt expirant, si même il vit encore.
Quel choix des
circonstances les plus capables d'émouvoir
&
et
d'attendrir sur le sort de ce heros ? C'est au moment où il se
livroit
livrait
à la joie la plus pure, que d'horrible
tourmens
tourments
vont lui ravir le jour. Mais vous remarquez, sans doute, comme moi, quelle
vivacité
&
et
quel intérêt ajoute ici la situation de Déjanire. On lui raconte la mort cruelle
de son époux,
&
et
c'est elle seule qui en est la cause innocente, pour avoir ajouté foi aux
paroles de Nessus. Cette circonstance ne donne-t-elle pas une force
singuliere
singulière
à ce que dit Hyllus, qu'Hercule
exhaloit
exhalait
sa fureur en intprécations terribles contre l'hymen fatal qui l'
avoit
avait
uni à la fille d'Œnée
?
Il me semble, ajouta Timagène, qu'il y a une situation
à-peu-près
à peu près
semblable dans la
Phèdre
Phèdre
de Racine.
Théramene
Théramène
raconte à Thésée la mort d'Hyppolite son fils, dont cet infortuné
pere
père
étoit
était
devenu l'auteur, en prêtant l'oreille aux accusations de sa femme contre ce
prince innocent. J'y trouve même un trait, qui, comme le vôtre, emprunte une énergie toute
particuliere
particulière
de cette situation : ce sont ces deux beaux vers, où
Théramene
Théramène
peint le cadavre défiguré de ce prince malheureux :
Phed. Acte 5, sc. 6.
Triste objet, où des Dieux éclate la
colere
colère
,
Et que
m'éconnoîtroit
méconnaîtrait
l'
œuil
œil
même de son
pere
père
.
Quel coup doit porter au cœur de Thésée cette réflexion ?
Ce coup est si sensible, poursuivit Euphorbe, qu'il
devroit
devrait
peut-être avoir des effets plus tristes, qu'il n'en a dans la
piece
pièce
. Je ne puis m'empêcher d'accorder ici l'avantage au tragique Grec, sur le
françois
français
. Outre le
stile
style
de la description, plus naturel,
&
et
dès-lors
dès lors
plus pathétique dans le premier que dans Ie second, quelle différence dans les
suites qu'elle a chez l'un
&
et
l'autre
poëte
poète
? Déjanire écoute le récit d'Hyllus avec cette sombre
&
et
morne attention qui
décéle
décèle
l'excès de la douleur. Son désespoir est au comble : elle fort sans dire un
mot ;
&
et
c'est pour se donner la mort. Voilà la nature peinte en grand. Cette conduite
est bien plus expressive, que les exclamations de Thésée. De tout cela, il est aisé de
conclure, que le pathétique dépend
entiérement
entièrement
du soin que le
poëte
poète
a de rassembler les circonstances les plus naturelles en elles-mêmes,
&
et
les plus capables de nous attendrir sur l'objet qui nous est
présenté.
Discitur hinc etenim sensus
mentesque legentum
Flectere, diversosque animis motus dare, ut illis
Imperet atte potens (dictu mirabile) vates.
Nam semper seu laeta
canat, seu tristia moerens,
Affectas implet racitâ dulcedine
mentes.
Vid. Poët. lib. 2.
Voilà, dit le
poëte
poète
de Crémone, quels ressorts doit faire jouer le favori des muses, pour conduire
à son gré l'esprit
&
et
le cœur de ses lecteurs, pour leur inspirer les
mouvemens
mouvements
&
et
les passions qu'il lui plaît,
&
et
par
un
une
espece
espèce
de prodige, les soumettre à l'effort tout-puissant de son art. Soit qu'il nous
porte à la joie, soit qu'il veuille nous arracher des pleurs, toujours il répand dans
notre
ame
âme
un sentiment plein de douceur
&
et
de charmes.
L'
Auteur
auteur
ne se contente pas de le dire, il le prouve par des exemples tirés de Virgile,
son
poëte
poète
favori.Quem non Threicii quondam sors
aperta vatis Molliat, amissam dum solo in littore secum, Eurydice, solans aegrum
testudine amorem, Te veniente die, te decedente canebat ? [p. 499] Quid
Puer Euryalus cum pulchros volvitur artus,
Ah dolor ! inque humeros
lapsâ cervice recumbens, Languescit moriens, ceu flos succisus aratro
Ardet adire animus lectori,
&
et
currere in ipsunt
Volscentem, puerique manum supponere mento
Labenti, ac largum frustra prohibere cruorem Purpureo niveum signantem
flumine pectus.
Ib.
Qui
seroit
serait
insensible, continue-t-il, au sort déplorable du chantre
de la Thrace, lorsque seul sur un rivage désert, il pleure la perte de son épouse,
&
et
tâche de charmer son amour désespéré, lorsque les lugubres
accens
accents
de sa lyre chantent le nom d'Euridice au lever de l'aurore,
&
et
le répétant encore au coucher du soleil ? Quel tableau plus touchant que
celui d'Euryale, lorsque ce bel enfant tombe sous les coups de son ennemi ? Sa tête
languissante demeure
panchée
penchée
sur ses épaules ; la pâleur de la mort se répand sur ses lèvres ;
c'est une fleur coupée par le tranchant de la charrue.
A
À
cette peinture, le lecteur
voudroit
voudrait
s'avancer lui-même, fondre sur Volscens, soutenir de la main cette tête
mourante,
&
et
faire des efforts, même inutiles, pour arrêter ces flots de sang qui coulent
le long de sa poitrine.
Votre bon prélat, reprit Timagène,
avoit
avait
du goût
&
et
possédoit
possédait
bien son Virgile. Il
pensoit
pensait
avec raison que les grands mots, les exclamations, les phrases coupées
&
et
ponctuées sont moins propres au pathétique que les circonstances réunies avec
habileté. C'est le grand art qu'emploie Racine pour émouvoir,
&
et
dans lequel il réussit si bien ; témoin cette description touchante que
fait Josabeth dans la tragédie d'Athalie, en parlant du jeune Joas.Athalie, Acte 1. sc. 2.
Hélas ! L'état horrible où le ciel me l'offrit,
Revient à tout moment effrayer mon esprit !
De princes égorgés la chambre
étoit
était
remplie.
Un poignard à la main l'implacable Athalie
Au carnage
animoit
animait
ses barbares soldats,
Se
poursuivoit
poursuivait
le cours de ses assassinats.
Joas laissé pour mort frappa soudain ma vue.
Je me figure encor sa nourrice éperdue,
Qui devant les bourreaux s'
étoit
était
jetté
jeté
envain
en vain
,
Et
foible
faible
le
tenoit
tenait
renversé sur son sein.
Je le pris tout sanglant. En baignant son visage,
Mes pleurs du sentiment lui rendirent l'usage ;
Et, soit frayeur encore, ou pour me caresser,
De ses bras
innocens
innocents
je me sentis presser.
Il n'y a
pas-là
pas là
un coup de pinceau qui ne porte avec lui un sentiment. Qui ne
seroit
serait
ému à la vue de cette nourrice qui ose se
jetter
jeter
au-devant des assassins, de cet enfant renversé tout sanglant surt son
sein ? Mais
sur-tout
surtout
quel trait admirable que le mouvement de ce même enfant, qui blessé, presque
sans
connoissance
connaissance
, presse entre ses bras la personne qui le tient ! Ce
sont-là
sont là
de ces circonstances délicates, qui ne sont
apperçues
aperçues
que par l'
œuil
œil
d'un grand maître.
Ce concours adroit des circonstances, ajouta Euphorbe, est le ressort le plus puissant,
non-seulement
non seulement
pour produire le pathétique, mais encore pour inspirer toutes les passions
&
et
tous les
mouvemens
mouvements
dont l'
ame
âme
est susceptible. Voyons dans un autre endroit du même
poëte
poète
, comment il contribue à faire naître l'éloignement
&
et
l'horreur. Céphise, confidente d'Andromaque, veut persuader à cette princesse de
donner la main à Pyrrhus, pour mettre à couvert les jours d'Astyanax son fils ;
puisque c'est à ce prix que le prince Grec consent à lui conserver la vie. La veuve
d'Hector indignée de ce conseil, s'attache à montrer combien Pyrrhus est un objet odieux pour elle,
&
et
par ses propres exploits,
&
et
par ceux d'Achille son
pere
père
. Elle
réprend
répond
donc ainsi,Androm, Act. 3. sc. 7.
Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
Et traîné, sans honneur, autour de nos murailles ?
Dois-je oublier son
pere
père
à mes pieds renversé,
Ensanglantant l'autel qu'il
tenoit
tenait
embrassé ?
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle,
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.
Figure-toi Pyrrhus, les
ieux
yeux
étincelans
étincelants
,
Entrant à la lueur de nos palais
brûlans
brûlants
;
Sur tous mes
freres
frères
morts se faisant un passage,
Et, de sang tout couvert, échauffant le carnage.
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des
mourans
mourants
,
Dans la flamme étouffés, sous le fer
expirans
expirants
.
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue,
Voilà comme Pyrrhus vint s'offrir à ma vue ;
Voilà par quels exploits il
sçut
sut
se couronner ;
Enfin, voilà l'époux que tu me veux donner.
Je pense que ce morceau peut bien figurer auprès du vôtre,
&
et
que les circonstances y sont assez bien rapprochées, pour nous donner l'idée la
plus affreuse du fils d'Achillle.
Puisque vous parlez de descriptions effrayantes
&
et
terribles, interrompit Timagène, j'en vois peu qui produisent mieux cet effet,
que ce peu de vers traduits du
poëte
poète
Eschile
Éschyle
,
&
et
que l'on trouve dans le
traité du sublime
Traité du sublime
de Longin.Ch. 13.
Sur un bouclier noir sept chefs impitoyables
Epouvantent
Épouvantent
les Dieux de
sermens
serments
effroyables.
Près d'un taureau mourant qu'ils viennent d'égorger,
Tous, la main dans le sang, jurent de se
vanger
venger
:
Ils en jurent la peur, le dieu Mars
&
et
Bellone.
Et cet autre morceau de je ne
sçais
sais
quel
poëte
poète
, qui fait ainsi le portrait du démon de la guerre.
Quelle divinité barbare
S'offre à mes
ieux
yeux
épouvantés ?
Deux glaives forgés au Tartare
Arment ses bras ensanglantés :
Des
serpens
serpents
forment sa couronne ;
L'ombre de la mort l'environne ;
Le tonnerre gronde à l'entour :
Les inexorables furies,
Les gorgones de sang nourries,
Composent son horrible cour.
Quel assemblage d'objets tous plus épouvantables les uns que les autres !
Les exemples dans ce genre, repartit Euphorbe, se présentent en foule dans nos bons
Auteurs
auteurs
.
A
À
ceux que vous venez de citer, on
pourroit
pourrait
joindre le récit qu'Athalie fait elle-même d'un songe affreux qui lui annonce
ses malheurs,
&
et
cet endroit si connu de la cantate de Circé, où le grand Rousseau décrit les
effets d'un enchantement.
Sa voix redoutable
Trouble les enfers ;
Un bruit formidable
Gronde dans les airs ;
Un voile effroyable
Couvre l'univers :
La terre tremblante
Frémit de terreur ;
L'onde turbulente
Mugit de fureur ;
La lune sanglante
Recule d'horreur.
Au reste, parmi tous ces traits propres à rendre un objet odieux, il faut se donner de
garde d'en admettre aucun qui rende la peinture dégoûtante. L'imagination échauffée
s'aveugle quelquefois
&
et
donne dans cet
écueuil
écueil
, sans s'en
appercevoir
apercevoir
. Horace, cet oracle du goût, semble s'être oublié dans ces vers, où il peint
Cerbère ; si cependant cette strophe n'a pas été ajoutée par quelque copiste
ignorant,Lib. 3 Od. 11.
Quamvis furiale centum
Muniant angues caput ejus, atque
Spiritus teter saniesque manet
Ore trilingui.
Cette haleine empestée, ce sang corrompu qui coule de la gueule du monstre infernal, est
plus capable de soulever le cœur, que de porter l'effroi dans
l'esprit.
Ce
poëte
poète
, répliqua Timagène, a porté lui-même son arrêt, lorsqu'il nous a dit que tout ce
qui sort des bornes précieuses de la nature, devient outré
&
et
ne peut plaire. Je crois qu'il en est du récit comme du spectacle. Une scène
tendue de noir, ornée de larmes funèbresLa graphie de l'original est
ici plus moderne que dans le reste du texte., parsemée d'
ossemens
ossements
&
et
de têtes de morts, où I'
œuil
œil
découvre des tombeaux ouverts
&
et
des cadavres
à demi-corrompus
à demi corrompus
;Roméo, Trag. telle enfin qu'on
la
l'a
vue de nos jours, n'est plus qu'un triste convoi qui m'accable ou me révolte.
Mais détournons un peu nos
ieux
yeux
de ces objets lugubres,
&
et
fixons-les sur des descriptions plus propres à nous égayer. L'empire qu'elles
ont sur nos
sentimens
sentiments
doit s'étendre, sans doute, sur celui-là, comme sur les autres.
Vous en rencontrerez de ce genre, reprit Euphorbe, dans tous les grands écrivains anciens
&
et
modernes. Telle est la description des
champs Elisées
champs Élysées
dans Virgile, celle du paradis terrestre dans Milton, celle du palais d'Armide
&
et
de ses environs dans le Tasse. Voici de quelle
maniere
manière
M. Mirabaud a traduit Ia
derniere
dernière
.Jérus. dél. chant 15
&
et
16.
Après que les chevaliers furent parvenus au haut de la montagne, ils
virent une agréable plaine, qui s'
étendoit
étendait
sous un ciel pur
&
et
serein. La terre y
étoit
était
couverte d'un gazon toujours
verd
vert
&
et
émaillé des plus riantes fleurs. Dans ce climat enchanté, jamais le rigoureux
hyver
hiver
ne
pénétre
pénètre
; les ardeurs brûlantes de l'été ne s'y font jamais sentir : on y
respire en tout temps un air délicieux, que
tempere
tempère
le doux Zéphire,
&
et
que l'aimable Flore parfume. Au milieu de cette belle plaine
&
et
sur le bord d'un lac,
étoit
était
un magnifique palais d'où l'on
découvroit
découvrait
la mer
&
et
les
isles
îles
voisines, sur lesquelles ce somptueux édifice
sembloit
semblait
dominer
....
. [...]
Le superbe palais d'Armide étoit d'une forme ronde
.....
. [...]
La porte
étoit
était
d'argent
&
et
les gonds en
étoient
étaient
d'or, mais l'ouvrage dont elle
étoit
était
ornée,
surpassoit
surpassait
infiniment la
matiere
matière
. Les figures qu'on y
avoit
avait
gravées
étoient
étaient
si bien faites,
&
et
on leur
avoit
avait
donné tant d'expression, qu'elles
paroissoient
paraissaient
animées
....
. [...]
Après que les chevaliers eurent légérement considéré ce bel ouvrage
....
[...]
Ils parvinrent à l'entrée du jardin. Alors s'offrit à leurs
ieux
yeux
tout ce qu'on peut imaginer de plus agréable
&
et
de plus charmant. Les parterres émaillés de fleurs, les bosquets toujours
verds
verts
, les fontaines cristallines prodiguant leurs eaux sous mille formes
différentes, les
grotes
grottes
, les riants côteaux, les vallons frais
&
et
sombres
ornoient
ornaient
à l'envi ce délicieux séjour. Mais ce qui en
faisoit
faisait
la plus grande beauté, c'est que l'art y
étoit
était
tellement caché, que ce jardin
sembloit
semblait
devoir à la nature seule tous ses
ornemens
ornements
.Une nouvelle instance du principe 'ars est celare artem'
formulé par Ovide dans son Ars Amatoria ; voir également
page 71. L'air toujours également tempéré, y
faisoit
faisait
produire aux arbres des fleurs
&
et
des fruits en tout temps ; à côté d'une figue encore verte
pendoit
pendait
à la même branche une figue d'une parfaite maturité,
&
et
sur le même pied on
voyoit
voyait
la vigne encore en fleur chargée de raisins murs
&
et
d'un goût exquis. Au murmure des eaux,
&
et
à celui des feuilles qu'
agitoit
agitait
l'haleine des zéphyrs, une infinité de petits oiseaux
accordoient
accordaient
leur ramage.
Il est difficile assurément de voir
une peinture plus gaie
&
et
plus agréable.
Ce
poëte
poète
Italien
italien
a une imagination
très-riche
très riche
, ajouta Timagene ; mais je lui trouve un autre mérite qui lui est
particulier. Son récit intéresse
singuliérement
singulièrement
;
&
et
je pense qu'on doit attribuer principalement cet effet aux situations délicates
dans lesquelles il met souvent ses personnages,
&
et
qui ménagent au lecteur une surprise délicieuse.
C'est-là
C'est là
, s'il m'en souvient bien, ce que vous appelliez suspension.Les deux interlocuteurs en avaient déjà parlé plus tôt ; voir page 124. Telle est l'arrivée inattendue de Clorinde à Jérusalem, au
moment ou Sophronie
&
et
Olinde vont subir un supplice infâme
&
et
cruel, auquel cette
héroine
héroïne
s'empresse de les arracher : tel est le combat de cette même Clorinde
contre Tancrède, qui ne
reconnoît
reconnaît
son amante qu'après lui avoir donné le coup de la mort : telle est la
rencontre d'Herminie à la suite d'Armide, au milieu de l'armée
Egyptienne
égyptienne
, lorsqu'on la croit encore dans la retraite champêtre, où la frayeur l'
avoit
avait
conduite.
Il est vrai, repartit Euphorbe, que ces situations sont assez fréquentes dans
la Jérusalem délivrée
la Jérusalem délivrée
. Elles le sont peut-être au point de donner à ce
poëme
poème
un petit air de roman, qui, joint à quelques pensées recherchées, à
ces concetti familiers aux Italiens, forme sans doute ce clinquant,
que Despréaux
condamnoit
condamnait
dans ce bel ouvrage. Mais enfin, comme chaque
poëte
poète
a ses défauts, chacun aussi a son mérite particulier.
Homere
Homère
excelle par le génie, Virgile par le naturel, Milton par la force
&
et
l'énergie,
&
et
le Tasse par l'esprit
&
et
le brillant. Pour la solidité de l'instruction
&
et
les richesses de la
poësie
poésie
, il en est peu qui le disputent à l'archevêque de Cambrai.
Soit dit sans vous offenser, répliqua Timagène ; vous me
paroissez
paraissez
un peu hardi de vanter la
poësie
poésie
d'un ouvrage, qu'on refuse de nommer un
poëme
poème
, bien loin de le
reconnoître
reconnaître
pour un
poëme
poème
épique. Je veux bien y voir avec vous toute la conduite de l'épopée ;
l'unité d'action, de héros
&
et
de temps ; le merveilleux le plus frappant, l'intérêt le plus vif,
l'imagination la plus brillante : mais il n'est point un
poëme
poème
, dès qu'il n'est point écrit en vers.
Cet oracle, reprit Euphorbe, est-il aussi sûr que vous paroissez le croire ? Je vais
tâcher de justifier ma hardiesse,
&
et
d'assurer au
Télémaque
Télémaque
le titre de
poëme
poème
épique. On convient assez communément
que l'épopée est le récit
poëtique
poétique
d'une action grande, merveilleuse, intéressante, exécutée par un héros dans un
certain espace de temps. De toutes les qualités renfermées dans cette définition, vous
n'en contestez qu'une à l'ouvrage dont il s'agit : c'est déjà un grand avantage pour
moi. Toute la difficulté roule donc sur ces mots, un récit
poëtique
poétique
auxquels des gens de lettres ont substitué un récit en vers. Pour moi, je
pense qu'il faut mettre une grande différence entre l'un
&
et
l'autre. On lit tous les jours des vers sans
poësie
poésie
; on peut lire aussi de la
poësie
poésie
sans vers. Le nombre, la mesure des syllabes, la rime, sont une écorce
extérieure qui n'exige point le secours des muses. La versification est à la
poësie
poésie
, ce que la bordure est à un tableau. Le coloris, l'expression, l'ordonnance sont
absolument
indépendans
indépendants
de cette décoration. Rapportons-nous-en sur cette question à Horace : c'est
un bon juge.
Necque enim concludere versum
Dixeris esse satis ; neque, si quis scribat, uti nos,
Sermoni propiora, putes hunc esse poëtam.
Ingenium cui fit, cui meas divinior, atque os
Magna sonaturum, des nominis hujus honorem.
Hor. Sat. lib. 1.
Pour être
poëte
poète
, dit-il, il ne suffit pas de renfermer un vers dans une
certaine mesure, comme je le fais maintenant, sans dire rien qui s'élève au-dessus d'une
conversation
familiere
familière
. Réservez ce titre magnifique pour celui qui a reçu du ciel le génie,
l'enthousiasme
&
et
une expression digne des plus grands objets.
Voilà donc l'essence de
la
poësie
poésie
: le génie qui choisit habilement son sujet, qui le dispose avec art, qui
puise dans la vérité
&
et
la nature ses
caracteres
caractères
,
&
et
qui
sçait
sait
franchir à propos les bornes trop étroites, que les
régles
règles
lui prescrivent ; l'enthousiasme qui enfante le sublime, le pathétique, les
idées nobles ou riantes, les belles descriptions, les pensées brillantes ; enfin les
richesses de l'expression, qui ajoute une nouvelle énergie à la pensée,
&
et
qui va quelquefois jusqu'à peindre, pour ainsi dire, à l'oreille l'émotion que
l'esprit éprouve. Aucune de ces parties ne manque à l'immortel ouvrage de
Fénélon
Fénelon
. On n'exige point ici la vérsification. Le favori de
Mécêne
Mécène
l'exclut même formellement, si elle est seule, lorsqu'il met au rang de la prose
la
satyre
satire
qu'il
écrivoit
écrivait
alors,
&
et
qu'il
écrivoit
écrivait
en vers. Si la mesure
où
ou
la rime
étoient
étaient
absolument nécessaires à la
poësie
poésie
, dans une traduction en prose, elle
perdroit
perdrait
sa nature.Bérardier de Bataut ne sera apparemment plus de
l'opinion d'Euphorbe en 1786, lorsqu'il choisit les vers pour sa traduction de L'Anti-Lucrèce de Melchior de Polignac. De bonne foi, est-ce
de la prose que nous lisons dans la traduction du beau
poëme
poème
de Milton ? Il a peut-être perdu quelques-unes de ses
graces
grâces
: mais quelque défiguré qu'on le suppose, on ne le prendra jamais pour une
histoire ; pas même pour un roman. Ainsi je ne crains point de placer l'
Auteur
auteur
du
Télémaque
Télémaque
sur le Parnasse au-dessus de beaucoup de versificateurs, supposé même que
ceux ci
ceux-ci
y soient admis.
Vous avez ici un beau champ, poursuivit Timagène : vous combattiez un ennemi qui ne
demande que d'être vaincu : car je vous avoue qu'on a toujours eu bien de la peine à
me faire voir de la simple prose, par exemple, dans la descriprion charmante que fait cet
Auteur
auteur
de la
grote
grotte
de Calypso. Cette
grote
grotte
, dit-il,
étoit
était
taillée dans le roc en voûtes pleines de rocailles
&
et
de coquilles : elle
étoit
était
tapissée d'une jeune vigne qui
étendoit
étendait
également ses branches souples de tous
côtés. Les doux Zéphyrs
conservoient
conservaient
en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur. Des
fontaines coulant avec un doux murmure sur des prés semés d'amaranthes
&
et
de violettes,
formoient
formaient
en divers lieux des bains aussi purs
&
et
aussi clairs que le cristal. Mille fleurs naissantes
émailloient
émaillaient
les tapis
verds
verts
dont la
grote
grotte
étoit
était
environnée. Là on
trouvoit
trouvait
un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d'or,
&
et
dont la fleur, qui se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux
de tous les parfums. Ce bois
sembloit
semblait
couronner ces belles prairies,
&
et
formoit
formait
une nuit que les rayons du soleil ne
pouvoient
pouvaient
percer. Là on n'
entendoit
entendait
jamais que chant des oiseaux,
où
ou
le bruit d'un ruisseau qui se précipitant du haut d'un rocher,
tomboit
tombait
à gros bouillons pleins d'écume,
&
et
s'
enfuyoit
enfuyait
au travers de la prairie.
Quelle
poësie
poésie
employa jamais des images plus riantes,
&
et
prodigua avec plus d'abondance toutes les richesses
&
et
tous les
ornemens
ornements
du
stile
style
?
C'est aussi dans la
poësie
poésie
, poursuivit Euphorbe, que l'on peut
&
et
que l'on doit les répandre avec une
espece
espèce
de profusion. Comme elle se propose de gagner le cœur
&
et
l'esprit par l'attrait du plaisir, pour les instruire plus sûrement, elle
n'épargne rien de tout ce qui peut ravir
&
et
enchanter. De làLa graphie de l'original est ici plus
moderne que dans le reste du texte. ces peintures fréquentes, où les traits de la
nature sont si bien saisis, qu'on la confond presque avec son portrait ;
delà
de là
ces pensées naturelles, délicates,
&
et
toujours
poëtiques
poétiques
:
delà
de là
cette harmonie, cette cadence si expressive, qu'elle fait presque concevoir
l'objet qu'elle décrit, à ceux même pour qui la langue dans laquelle elle s'exprime, est
étrangere
étrangère
.
Je ne puis entendre parler de peintures naturelles en
poësie
poésie
, répliqua Timagène, sans me rappeller celle que fait Horace dans cette belle
ode, où il raconte les projets chimériques d'un usurier, qui
sembloit
semblait
résolu de quitter la ville
&
et
son infâme trafic. Pour se confirmer dans cette belle résolution, il décrit
ainsi la félicité d'un habitant de la campagne.
Ergo aut adultâ vitium propagirie
Altas maritat populos ;
.............
[...]
Aut in reductâ valle mugientum
Prospectat errantes greges ;
Aut pressa puris mella condit amphoris ;
Aut tondet infirmas oves.
Vel cum devorum mitibus pomis caput
Autumnus arvis extulit,
Ut gaudet infitiva decerpens pyra,
Certantem
&
et
uvam purpurae !
Liber jacere modo sub antiquâ ilice ;
Modo in renaci gramine.
Labuntur altis interim ripis aquae ;
Queruntur in sylvis avec ;
Fontesque lymphis obstrepunt manantibus,
Somnos quod invitet leves.
................
[...]
Has inter epulas, ut juvar pastas oves
Videre properantes domum !
Videre fessos vomerem inversum boves
Collo trahentes languido ;
Positosque vernas, ditis examen domûs,
Circum renidentes lares.
Epod. 2.
Là il marie aux peupliers les
seps
ceps
de sa vigne déjà forts
&
et
vigoureux ; ici il suit des
ieux
yeux
ses troupeaux
errans
errants
dans un vallon écarté, qu'ils font retentir de leurs
mugissemens
mugissements
: quelquefois il s'occupe à renfermer dans des vases purs le miel exprimé
de ses rayons, ou à décharger ses moutons de leur toison. Lorsque Pomone montre à
l'univers sa tête couronnée de fruits, quel charme pour lui de
cueuillir
cueillir
une poire que les travaux ont fait naître, ou une grappe de raisin dont
l'incarnat le dispute à la pourpre. Au gré de son caprice, tantôt il s'étend à l'ombre
d'un vieux chêne, tantôt sur un gazon dont la fraîcheur a pour lui mille attraits.
Cependant le murmure d'un fleuve profond, le ramage plaintif des
oiseaux dans les bois, le gazouillement d'une onde fugitive répandent sur ses
ieux
yeux
de légers pavots.
Le
poëte
poète
termine enfin ce charmant paysage par ces traits. Tandis
qu'il prend un repas frugal, quel spectacle plus agréable à ses
ieux
yeux
, que d'
appercevoir
apercevoir
ses troupeaux revenir à pas précipités des pâturages à la bergerie, ses bœufs
fatigués rentrer d'un air abbatu
&
et
traîner après eux la charrue renversée ; de voir autour d'un foyer, où
règne la douce gaieté, un
essain
essaim
de domestiques qui font la richesse de la maison qui les a vu naître !
J'ai rencontré
derniérement
dernièrement
, repartit Euphorbe, un de ces portraits dans un ouvrage qui n'a aucun rapport,
il est vrai, à l'objet que nous traitons, mais qui revient si bien à celui que vous venez
de citer, que je ne puis m'empêcher de le mettre sous vos
ieux
yeux
. Ce sera une petite digression, que vous me pardonnerez. Je l'ai trouvé dans un
discours prononcé en 1769, par un magistrat digne par ses
talens
talents
&
et
ses vertus du ministere public, dont il a été chargé pendant quelque temps dans
un parlement de province.Disc. sur les mœurs de M. Servan, anc. Av.
Gén. du Parl. de Grenoble.
L'appel à la note manque dans
l'original. La place de la note est donc conjecturale. L'orateur suppose un bon
citoyen, un patriote sans prétentions, qui s'entretient ainsi avec lui-même. Il est nuit,
&
et
j'ai travaillé tout le jour pour ma patrie
&
et
pour mes devoirs ; mais voici le moment où je vais être payé de tout. Je
vais retrouver ma femme, mes
enfans
enfants
, ma famille
.....
[...]
Tous m'aiment, tous m'attendent,
&
et
je suis sûr que déjà vingt fois mes
enfans
enfants
ont interrompu leurs jeux
innocens
innocents
, pour demander à leur
mere
mère
avec inquiétude, si leur
pere
père
tarderoit
tarderait
encore
long-temps
longtemps
.
A
À
peine ils me verront, que je n'entendrai qu'un cri de joie : tous leurs
regards, toutes leurs caresses seront pour moi,
&
et
je leur prodiguerai toutes les miennes,
&
et
je les serrerai dans mes bras tous ensemble, tous l'un après l'autre. Assis à
la même table, sans doute, ils me demanderont compte de ma journée
&
et
tout mon cœur leur sera ouvert : qu'ai-je à leur cacher ? Je leur
dirai ma joie
&
et
mes chagrins. Quel plaisir de les voir surpendre leur repas, les
ieux
yeux
attachés sur les miens, m'écouter avidement, pâlir à ma moindre peine,
&
et
s'entreregarder en souriant, à mes moindres plaisirs, quelquefois
m'interrompre par tendresse,
&
et
se retenir
aussi-tôt
aussitôt
par respect ; m'écouter encore quand je me suis tu, attendant dans un
long silence, si je n'ai plus rien à leur apprendre de moi ! Un de mes signes, un coup-d'
œuil
œil
, un souris sera le signal de quelques jeux, où je serai pris pour témoin, pour
conseil, pour arbitre,
&
et
toujours pour leur
pere
père
.
Peut-on se refuser à l'émotion paisible
&
et
délicieuse que produisent dans l'âmeLa graphie de l'original
est ici plus moderne que dans le reste du texte. de pareils objets ?
En lisant ces morceaux, interrompit Timagène, je crois voir un de ces
agréables tableaux de Greuze, qui nous peint les occupations d'une famille villageoise,
l'objet de nos mépris,
&
et
qui
devroit
devrait
l'être de notre envie. Elle ne
connoît
connaît
point nos arts
&
et
notre politique, mais elle ignore aussi nos vices. Rien n'égale, à mon avis,
I'expression
&
et
la vérité de ce coup de pinceau dans Horace, Quel spectacle
plus intéressant, que de voir... ses bœufs fatigués rentrer d'un air abbatu,
&
et
traîner après eux la charrue renversée ?
Et de ceux-ci qui m'ont
singuliérement
singulièrement
frappé dans le discours de votre magistrat. Quel plaisir de
voir mes
enfans
enfants
s'entre-regarder en souriant de mes moindres plaisirs ; .... m'écouter
encore, quand je me suis tu, attendant dans un long silence, si je n'ai plus rien à leur
apprendre de moi !
Voilà ce que j'appelle prendre la nature sur le fait,
&
et
je pense que c'est-là un des plus beaux
ornemens
ornements
du récit poétique.
Par-tout
Partout
où se montre la nature, poursuivit Euphorbe, elle est sûre d'enchaîner les
cœurs, ne fût-ce que dans une simple pensée. On en rencontre souvent de cette
espece
espèce
dans Virgile. Telle est celle-ci, qui termine le portrait de
deux
freres
frères
, que la nature
avoit
avait
formés
très-ressemblans
très ressemblants
.
. . . . .
[...]
Simillima proles
lndiscreta suis, gratusque parentibus error.
Les
ieux
yeux
des
pere
père
&
et
mere
mère
avoient
avaient
peine à les distinguer,
&
et
la ressemblance
étoit
était
si parfaite, qu'elle leur
occasionnoit
occasionnait
souvent des méprises agréables pour eux :
&
et
cette autre qui sert de couronnement à la belle description de la démarche
d'Apollon ;Latonae tacitum pertentant gaudia poetus.
Latone éprouve, en le voyant, un plaisir secret, mais
délicieux.
Les guillemets finaux manquent, dans
l'original.
Dans ces vers, reprit Timagène, je ne vois rien de saillant, rien qui puisse
surprendre : je ne conçois pas pourquoi vous les qualifiez du titre de pensées.
Ce ne sont pas des pensées sublimes ou brillantes, repartit Euphorbe, mais des pensées
naturelles ;
&
et
celles-ci ne sont pas les moins précieuses. Il n'est peut-être pas si difficile
qu'on le
croiroit
croirait
, d'en produire de la
premiere
première
espèce
espece
. On s'échauffe l'imagination, on se bat, pour ainsi dire, les flancs ; il
est rare que de ce mouvement électrique, il ne sorte quelques
étincelles. Il est vrai que ces feux
dégénerent
dégénèrent
souvent en fumée. C'est ce qui est arrivé au Guarini dans cette pensée qu'il
nous a donnée au sujet d'Encelade, l'un des Titans :
La dove sotto à la gran mole Etnea
Non so se fulminato, ô
fulminante,
Vibra il fiero gigante
Contra l nemico ciel fiamme di
sdegno.
On ne
sçait
sait
si ce fier géant, enfermé sous l'
Ethna
Étna
, est foudroyé, ou foudroye. Il lance dans sa
colere
colère
, des feux contre le ciel,
&
et
lui fait la guerre.
Je
connois
connais
peu de pensées plus recherchées que celle-là. Elle n'est pas néanmoins aussi
ridicule, que celle de l'Arioste, qui dit d'un de ses héros, Le
pauvre homme ne s'
étoit
était
pas
apperçu
aperçu
qu'il
étoit
était
mort,
&
et
combattoit
combattait
encore.
Il pover huomo, che
non sen era accorto,
Andava combattendo,
&
et
era morto.
Je n'ai jamais été si surpris, interrompit Timagène, que de rencontrer
derniérement
dernièrement
cette même pensée, non pas dans un
poëte
poète
, mais dans un historien
Espagnol
espagnol
.
A
À
l'occasion de quelques guerriers coupés en deux par le
canon, au
siége
siège
de
Maestricht
Maastricht
, voici comme il s'exprime
Dimidiato corpore pugnabant,
Sibi superstites, ac peremptae
partis ultores.
Strada de bel. Belg. dec. 2. l. 2.
Dans l'appel à la note, la parenthèse fermante est très faiblement
imprimée aussi bien dans l'exemplaire de l'édition l'originale qui sert de référence
pour la présente édition électronique, que dans le facsimilé disponible sur Google Books
produit à partir d'un exemplaire de la Taylor Institution, Oxford et provenant de la
collection de Vivienne Mylne. C'est un indice parmi d'autres qu'il s'agit de la même et
peut-être de l'unique impression de l'ouvrage.
La moitié de leur corps
survivoit
survivait
à l'autre,
combattoit
combattait
encore,
&
et
vangeoit
vengeait
celle qui n'
étoit
était
plus.
Les guillemets finaux manquent, dans
l'original. Nous avons trouvé de l'affectation dans Florus, quand il dit, que la
colere
colère
vivoit
vivait
/
Sur le front d'un guerrier après sa mort
: mais qu'est ce que
cela, en comparaison de la moitié d'un corps qui venge l'autre ?De Art. Poët. v. 230.Je veux m'élever
, dit Horace,
je me perds dans les nues
.
Ce malheur n'est que trop commun, poursuivit Euphorbe. Il n'est donné qu'aux hommes de
goût
&
et
de génie, de saisir ces traits où la nature
&
et
le vrai semblent avoir imprimé leur sceau. Semblables à la violette, ces fleurs
plaisent toujours, ne fatiguent point,
&
et
ne portent jamais à la tête. Quel esprit assez bouché,Le
texte lit bien bouché, et non pas borné, auquel on aurait pu s'attendre. quels
organes assez grossiers, pour ne point sentir I'impression de ces deux mots d'
Homere
Homère
δαxρυοεν γελατασα
, qui nous peignent les ris
&
et
pleurs confondus sur le visage d'Andromaque, dans un de ces
momens
moments
délicats où le cœur obéit
tout-à-Ia fois
tout à Ia fois
aux
mouvemens
mouvements
de la joie
&
et
de la tristesse ?
Ut pictura poesis
, reprit Timagène. Cet admirable coup de
pinceau du
poëte
poète
Grec, se retrouve parfaitement, ce me semble, dans le tableau de la naissance de
Louis XIII, fait par Rubens. On y distingue dans les
ieux
yeux
&
et
dans tous les traits de Marie de Médicis le double sentiment de la douleur,
appanage
apanage
de l'enfantement,
&
et
du plaisir que lui cause la naissance d'un fils
&
et
d'un héritier du trône. Au reste, je ne
sçais
sais
auquel des deux, du naturel, ou de la délicatesse je
donnerois
donnerais
la préférence dans la
poësie
poésie
. Peut-on rien imaginer de plus adroit, par exemple, que la
maniere
manière
dont Virgile fait sa cour à Auguste dans son
Enéïde
Énéide
, en prêtant à son héros les qualités, les vertus
&
et
même les
foiblesses
faiblesses
du souverain de Rome. Les Dieux dans l'
Elisée
Élysée
s'occupent de sa grandeur future : Vulcain grave ses exploits sur le
bouclier de l'
Auteur
auteur
de sa race. Quelle finesse dans cet éloge de Louis-le-GrandLutrin, ch. 2.
que Despréaux met dans la bouche de la mollesse ? Par ce tour
ingénieux, je porte ma pensée bien au-delà de ce que me dit le
poëte
poète
;
&
et
c'est-Ià
c'est Ià
, si je m'en souviens bien, ce qu'on nomme délicatesse.
A
À
cette occasion, je me rappelle qu'un homme de goût m'apprit autrefois un moyen
propre à découvrir l'ornement dont un
poëte
poète
a revêtu sa matiere. C'est de l'en dépouiller pour un moment,
&
et
de réduire la pensée à la proposition simple. Par exemple, dans l'endroit dont
il s'agit, Boileau ne veut dire autre chose sinon, que l'ardeur du Roi pour la gloire
n'est arrêtée ni par les plaisirs, ni par les saisons. Cette louange, qui n'a rien de
surprenant par elle-même, devient bien plus flatteuse
&
et
plus intéressante, lorsque la mollesse en personne se plaint de l'activité
infatigable de ce prince.
Ce moyen en effet, ajouta Euphorbe, est infaillible pour apprécier le mérite d'une
pensée ;
&
et
suivant cette
régle
règle
, vous ne ferez pas grand cas, sans doute, de celle du Tasse au sujet de
Clorinde, lorsque cette
guerriere
guerrière
rencontra dans un bois Tancrède, à qui ses charmes
avoient
avaient
inspiré toutes les fureurs de l'amour. Le
poëte
poète
dit à cette occasion,Jér. Déliv. Chant, premier.
Clorinde
alloit
allait
sans doute attaquer celui qu'elle
avoit
avait
déjà vaincu.
Si vous retranchez de cette pensée la petite
antithese
antithèse
qu'elle renferme, vous
appercevrez
apercevrez
que loin d'y perdre, elle en devient plus noble. Elle se réduit à
celle-ci ; Clorinde
alloit
allait
attaquer un ennemi plein d'amour pour elle. Cette
derniere
dernière
idée me semble plus digne de l'épopée que la
premiere
première
.
La
premiere
première
, répliqua Timagène, est plutôt une pensée fine qu'une pensée délicate. Elle a
trop d'apprêt, trop d'esprit. Tout cela montre assurémemt que les
ornemens
ornements
, même dans la
poësie
poésie
, ont des bornes.
Je n'en doute en aucune façon, reprit Euphorbe. Tout ce qui s'écarte de la belle nature,
tout ce qui sent l'affectation est de mauvais
alloi
aloi
. Hors
de-là
de là
, tout est permis ; même de donner de l'
ame
âme
&
et
du sentiment aux êtres les plus insensibles. C'est cette hardiesse ingénieuse
qui rend une pensée vraiment
poëtique
poétique
. Je me rappelle un endroit de Silius Italicus qui mérite
bien ce titre.Tiberius Catius Asconius Silius Italicus (26-101 après
J.-C.) fut un poète et homme politique romain. Il est notamment l'auteur de La Guerre punique, un poème épique en 12 000 vers. C'est au
sujet d'Annibal qu'un jeune Capouan
vouloit
voulait
poignarder dans un festin. On apostrophe ainsi l'assassin.
Fallit te mensas inter quod credis inerinem,
Tot bellis
quæsita viro, tot cœdibus armat
Majestas æterna ducem : si admoveris
ora,
Cannas
&
et
Trebiam ante oculos, Thrasimenaque busta,
Et Pauli stare ingentem
miraberis umbram.
Lib. 11.
Tu te trompes, si tu le crois sans défense au milieu d'un repas : cet
air majestueux
&
et
fier qu'il doit à tant de guerres
&
et
de batailles forme un rempart éternel autour de ce héros. Dès que tu
paroîtras
paraîtras
en sa présence, tes
ieux
yeux
verront avec étonnement à ses côtés les journées de Cannes
&
et
de Trebie, les bûchers de
Thrasimene
Thrasimène
,
&
et
la grande ombre de Paul
Emile
Émile
.
Permettez-moi, interrompit Timagène, de mettre ici en usage le moyen dont nous parlions
tout-à-l'heure
tout à l'heure
, pour distinguer les
ornemens
ornements
de cette pensée. Tout ce que dit ici le chantre d'
Annibal
Hannibal
, se réduit à cette idée simple, que la seule présence du
héros de Carthage,
&
et
le souvenir de ses victoires arrêteront le bras de l'assassin. Quelle
magnificence ajoute ici la
poësie
poésie
! L'air noble devient un boulevard insurmontable : Cannes,
Trebie
Trebbia
ne sont plus de simples batailles ; ce sont des personnages
imposans
imposants
qui forment une cour au vainqueur de Rome. Ce
privilége
privilège
d'animer même des êtres imaginaires est pourtant quelque chose de bien commode
pour Messieurs les
poëtes
poètes
.
Ils doivent exciter l'admiration, repartit Euphorbe, ravir, enchanter nos esprits.
Comment y réussiront-ils, si on leur ôte cette liberté ? C'est pour atteindre ce but,
qu'ils emploient les comparaisons les plus riches, l'énergie même d'une élocution
pittoresque, pour former des tableaux
frappans
frappants
&
et
capables de vaincre les dégoûts du lecteur le plus dédaigneux. Peut-on se
refuser, par exemple, aux charmes de cette comparaison que l'Esprit Saint a dicté au
législateur des Juifs, dans ce beau cantique, où il rappelle les bienfaits dont le Dieu
d'Israël a comblé son peuple. On y met en parallèle ses soins
&
et
ses attentions avec celles du Roi des
oiseaux.Sicut aquila provocans ad volandum pullos suos,
&
et
super eos volitans, expandit alas suas,
&
et
assumpit eum, atque portavit in humeris suis. Cant. Moysi. Deut. 32.
Telle, dit l'
Auteur
auteur
sacré, une aigle instruit ses jeunes aiglons
&
et
les anime par son exemple à prendre l'essor : elle vole au-dessus
d'eux ; elle les prend, elle les porte sur ses
aîles
ailes
déployées.
Un
poëte
poète
M. de Bologne. moderne a tâché de rendre ainsi ce
riche portrait.
Telle une aigle active, intrépide,
Pour instruire un aiglon timide,
A
À
sa
foiblesse
faiblesse
offre un appui ;
Lui sert de guide
&
et
de modèle ;La graphie de l'original est ici plus
moderne que dans le reste du texte.
Tantôt le porte sur son aîle,
Tantôt voltige autour de lui.
Rien n'est plus propre à charmer un lecteur que cette adresse à rapprocher deux objets
qui réfléchissent l'un sur l'autre une
lumiere
lumière
mutuelle. Nous en avons dans le
Télémaque
Télémaque
des modèlesLa graphie de l'original est ici plus moderne que
dans le reste du texte. parfaits. Le Tasse a répandu dans son
poëme
poème
cette
espece
espèce
de richesse avec une abondance qui approche un peu de la
profusion.
A
À
tout cela, ajoutons les descriptions, les
épithétes
épithètes
&
et
la cadence,
&
et
nous aurons
à-peu-près
à peu près
tous les
ornemens
ornements
qui enrichissent la
poësie
poésie
.
J'imagine, répliqua Timagène, que cette élocution pittoresque dont vous venez de parler,
n'est autre chose que la cadence du vers, lorsque les expressions sont disposées de façon
,
qu'elles expriment à l'oreille ce qu'elles signifient à l'esprit.Ici, la ponctuation a été modifiée dans le texte de lecture. Ainsi
dans
Homere
Homère
, le [grec] imite assez bien les
ronflemens
ronflements
de toute une armée,
&
et
le [grec] le bruit des vagues qui glissent les unes sur les autres. Il me semble
que les Grecs
&
et
les Latins ont un grand avantage sur nous dans cette partie, à cause de la
différente quantité de leurs syllabes longues
&
et
bréves
brèves
. Aussi Virgile nous fait-il ordinairement entendre par la cadence de ses vers
tout ce qu'il veut nous dire. S'agit-il de peindre la tristesse ? La mesure en est
lugubre
&
et
traînante :Æn. 5. v. 614.
Cunctaeque profundum
Pontum aspectabant flentes.
Des expressions faciles
&
et
coulantes y sont les
interprêtes
interprètes
de la douceur
&
et
de l'aménité :Æn. 1. v. 693.
Ubi mollis amaracus illum
Floribus
&
et
dulci aspirans complectitur umbrâ.
La rencontre des consonnes
&
et
sur-tout
surtout
de la lettre r,
&
et
les élisions rendent admirablement tout ce qui est dur
&
et
difficile.Geor. 3. v. 534.
Ergo aegre rastris terram rimantur.
Æn. 8 v. 689.
Totum spumare reductis
Convulsunt remis rostrisque tridentibus aequor.
qu'elle
Quelle
oreille ne sent pas la
légéreté
légèreté
de ces vers,Æn. 5. v. 139.
Inde ubi clara dédit sonitum tuba, finibus omnes,
Haud mora, prosiluêre suis ?
&
et
la pesanteur de celui-ci,Geor. 4. v. 174.
Illi inter sese magna vi brachia tollunt ?
Il faut avouer que l'harmonie est bien puissante pour exprimer ce qui
lui plaît. J'ai été une fois témoin de l'empire qu'elle a sur nos sens. Dans un concert
bien composé, on
exécutoit
exécutait
un morceau, où le musicien
vouloit
voulait
rendre le bruit du tonnerre, lorsqu'il roule en grondant. Les accords d'un chœur
nombreux furent combinés si adroitement, qu'une jeune personne de 14 à 15 ans, prit cette
imitation pour l'effet naturel,
&
et
en fut effrayée.
Nouvelle preuve, reprit Euphorbe, qu'on réussit toujours bien, quand on copie la nature.
Au surplus, quoique nos
Auteurs
auteurs
ne rencontrent pas autant de facilité dans cette
espece
espèce
de méchanisme que les anciens, comme vous l'avez remarqué fort à propos, ils
partagent néanmoins souvent avec eux ce mérite. Témoin ce bel hémistiche de la tragédie de
Phèdre
Phèdre
.Act. 5. sc. 6.
L'essieu crie
&
et
se rompt.
où la mesure
&
et
la
chûte
chute
du vers sont également expressives. Je ne pense pas que dans
vos vers latins la cadence soit plus analogue à l'objet, que dans
ceux-ci du Lutrin.Chant 2.
Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille
&
et
lent,
Promenoient
Promenaient
dans Paris le monarque indolent.
La Fontaine n'est-il pas le rival de Virgile quand il peint la peine
&
et
la difficulté dans la fable du coche
&
et
de la mouche ?
Dans un chemin montant, sabloneux,
mal-aisée
malaisée
,
..............
[...]
Six forts chevaux
tiroient
tiraient
un coche.
Et plus bas,
L'attelage
suoit
suait
,
souffloit
soufflait
,
étoit
était
rendu.
Enfin l'harmonie de ces vers tirés de la cantate de Circé, n'inspire-t-elle pas une
espece
espèce
d'effroi ?
La terre tremblante
Frémit de terreur ;
L'onde turbulente
Mugit de fureur ;
La Lune sanglante
Recule d'horreur.
Les hommes de génie ne se rebutent jamais à la vue des difficultés. Elles animent leur
ardeur, parce qu'ils
sçavent
savent
que la gloire est en proportion avec les obstacles.
Dans les armées, répliqua Timagène, vous eussiez, ce me semble, été un héros.
Je n'en
sçais
sais
rien, répondit Euphorbe, car il y a encore bien loin de la spéculation à la
pratique : mais je n'en suis pas moins convaincu que cette idée de la gloire est la
véritable,
&
et
non celle qu'on attache au luxe des équipages
&
et
de la table,
&
et
qui ne
coûte
coute
que de l'argent.
A
À
propos de cela, interrompit Timagène, je crois qu'il est heure de nous rendre au
château, où nous sommes invités à souper. Il ne
seroit
serait
pas honnête d'arriver au moment de se mettre à table. Il faut céder aux
bienséances : souvent elles deviennent des devoirs.