DIXIÈME ENTRETIEN.
Narration badine.
Le lendemain, Euphorbe engagea son ami à prendre le plaisir de la promenade dans un riant
vallon, qui s'
étendoit
étendait
au bas de son petit domaine. Lorsqu'ils y furent arrivés, ils se
reposerent
reposèrent
à l'ombre des peupliers, sur les bords d'un ruisseau qui
baignoit
baignait
cette belle prairie. Leur entretien, après avoir roulé sur
différens
différents
objets, tomba enfin sur les personnes qu'ils
avoient
avaient
vu la veille.
Sçavez
Savez
-vous, dit à cette occasion Timagène, que votre nouveau
Seigneur
seigneur
me
paroît
paraît
un homme fort aimable ? Il fait bien les honneurs de chez lui : sa
conversation n'a rien de traînant ni d'embarrassé : elle est vive
&
et
animée. Je trouve
sur-tout
surtout
qu'il entend parfaitement à plaisanter.
J'admire ainsi que vous, reprit Euphorbe, ce talent rare
&
et
précieux. Je me souviens toujours de ce que dit
la Bruyère
La Bruyère
Caract. t. 1. p. 259. : Pour
badiner avec grace & rencontrer heureusement sur les plus petits
sujets, il faut trop de manieres, trop de politesse, trop de fécondité. C'est créer que
de railler ainsi, & faire quelque chose de rien.
Je
reconnois
reconnais
la vérité dans ce que dit ici notre critique. Quelle adresse ne faut-il pas pour
mettre beaucoup d'esprit dans un récit badin, sans le laisser presque
paroître
paraître
? Rien en effet n'est plus nuisible à la vraie plaisanterie, que
l'affectation. Que direz-vous d'un écrivain qui place dans une histoire sériéuse une
pensée, qui
pourroit
pourrait
à peine se passer dans une lettre ou dans une conversation
légere
légère
. En parlant de Zisca, qui
remportoit
remportait
encore des victoires après avoir perdu la vue, il fait cette réflexion, comme si la fortune, qui est aveugle, eut pris plaisir à favoriser un
autre aveugle.
Quelle petitesse ! Souvent en voulant faire rire les autres, on
les fait rire à ses dépens.
Je m'imagine, répliqua Timagène, que, par ces derniers mots, vous voulez proscrire,
sur-tout
surtout
, le bouffon
&
et
le burlesque. Vous n'avez pas grand goût, ce me semble, pour les ouvrages du
célébre
célèbre
Vadé, qui ont amusé si
long-temps
longtemps
tout Paris.Jean-Joseph Vadé (1719-1757) est en effet connu
surtout pour avoir inventé le genre poissard ; pour une présentation de la
littérature poissarde, voir Pierre Frantz, « Travestis poissards », dans : Revue des Sciences Humaines 190, 1983, p. 7-20.
Ah ! tout Paris, repartit Euphorbe ; c'est beaucoup dire.
Quoi qu'il en soit, je crois qu'on peut appliquer au récit badin, ce qu'Horace enjoint à
cette
espece
espèce
de drame qu'on
nommoit
nommait
Satyre
satire
.Non migret in obscuras humili sermone tabernas.
Art. Poët.
Art poétique,
v. 229.Qu'il ne se dégrade jamais jusqu'à
parler comme la plus vile populace dans les tavernes.
Je
sçais
sais
qu'on reproche à Aristophane d'être tombé dans ce défaut : mais ce qui peut
l'excuser, c'est qu'il ne met ces sortes d'expressions, que dans la bouche de gens à qui
elles
paroissent
paraissent
convenir. Après tout, je suis peu surpris du succès qu'ont eu auprès de bien des
gens, les
pieces
pièces
dont vous venez de parler. Quand l'âme est émoussée par les noires vapeurs du
chagrin, la plaisanterie naurelle ne fait plus que l'effleurer. Il faut quelque chose de
plus fort
&
et
de plus vif, pour la tirer de son engourdissement. Par cette raison, la
mélancholie est assez souvent voisine de la bouffonnerie. Jamais le suicide ne fut plus
commun que dans ce
siécle
siècle
, où l'on cherche par préférence les turlupinades
&
et
le plus bas comique. Je passe volontiers à Scarron le
burlesque qui
régne
règne
dans ses écrits. Il se
roidissoit
raidissait
contre les douleurs dont il
étoit
était
tourmenté. Il eut été moins bouffon, s'il eût moins souffert.
Il me
paroît
paraît
, interrompit Timagène, que nous traitons bien sérieusement un sujet fait pour
égayer. Laissons si vous m'en croyez, cette sombre morale ;
&
et
si nous condamnons
le Virgile travesti
Le Virgile travesti
et
l'Ovide en belle humeur
L'Ovide en belle humeur
,Paul Scarron (1610-1660) a publié Le
Virgile travesti en vers burlesques de M. Scarron, Paris : David père,
Durand, Pissot, 1748-53. Charles Coypeau dit d'Assoucy (1605-1677) est l'auteur de L'Ovide en belle humeur de Mr Dassoucy. Enrichy de toutes ses figures
burlesques. Paris : Charles de Sercy, 1650. prêtons-nous du moins aux
agréments de notre
matiere
matière
,
&
et
voyons comment on peut plaisanter dans un récit, au goût des honnêtes-gens. Cet
art ne consiste-t-il pas à rapprocher les circonstances les plus propres à égayer, à les
appuyer de pensées agréables
&
et
délicates, quelquefois du sublime ironique, enfin à revêtir le tout d'une
expression légère
&
et
coulante?
J'
accompagnerois
accompagnerais
encore tout cela, repartit Euphorbe, d'un naturel ennemi de toute affectation.
Il en est une dont nous venons de parler, qui a force de vouloir faire rire,
dégénere
dégénère
en bouffonnerie, mais il en est une autre qui outre la plaisanterie,
a
à
force d'y mettre de l'esprit. L'esprit a beau être à la mode ; je
voudrois
voudrais
qu'on en fût un peu plus avare. Voiture, qui raconte
très-
très
agréablement, en est quelquefois prodigue. Sans parler de sa
lettre sur la berne, qui est une hyperbole continuelle, je ne veux d'autre exemple que
celle où il décrit à la marquise de Rambouillet,Lettre 6. un
voyage qu'il
faisoit
faisait
alors en Champagne et en Lorraine. En passant par Epernai,
dit-il, je fus voir de votre part M. le maréchal de Strozzi : & son tombeau me
sembla si magnifique, que voyant en quel état j'étais, et me trouvant là tout porté,
j'eus envie de me faire enterrer avec lui. Mais on en fit quelque difficulté, pour ce
que l'on trouva que j'avais encore trop de chaleur. Je me résolus donc de faire porter
mon corps jusqu'à Nancy, ou enfin, Madame, il est arrivé si maigre et si défait, que je
vous assure que l'on en met en terre beaucoup, qui ne le font pas tant... Il me semble
que M. Margone qui est ici maître d'école, et moi, sommes les deux plus pitoyables
exemples que l'on puisse voir du changement de la fortune.... De sorte, Madame, que je
crains fort, que Nancy ne me soit aussi funeste, qu'il le fut au duc
de Bourgogne, et qu'après avoir échappé de grands périls et résisté à de grands ennemis,
aussi bien que lui, je ne sois destiné à finir ici mes jours.
Tout cela est plein de
bonne plaisanterie, sans doute, mais cette envie de se faire inhumer à la vue d'un
tombeau, cette comparaison suivie avec Charles le Téméraire, n'ont-elles pas quelque chose
de forcé, ou du moins de trop étudié ? J'aime bien mieux le même
Auteur
auteur
,Lettre 128. dans une autre lettre qu'il écrit à la
même personne, à l'occasion d'un voyage qu'il fit sur le Rhône. Comme j'ai sur moi le
volume de ces lettres, je vais vous en faire la lecture : vous en jugerez vous-même.
Je voudrois que vous m'eussiez vu l'autre jour, de quelle sorte je fus
depuis Vienne jusqu'à Valence. Le jour ne commençait qu'à poindre et le soeil à rayonner
sur le sommet des montagnes, quand nous nous mîmes sur le Rhône. Il faisait une de ces
belles journées, qu'Apollon prend quelquefois pour lui servir de panache, et que l'on ne voit jamais à Paris, que dans le plus beau temps de l'été.
Ceux avec qui j'étais, considéraient tantôt les montagnes de Dauphiné, qui parraissaient
à la main gauche, à dix ou douze lieues de nous, toutes chargées de neiges, tantôt les
collines du Rhône que l'on voyait couvertes de vignes, et des vallons à perte de vue
tout pleins d'arbres fleuris. Pour moi, dans cette réjouissance de tout le monde, je
montai seul sur la cabane qui couvrait notre batteau, et tandis que les autres
admiraient ce qui était à l'entour de nous, je me mis à penser à ce que j'avais quitté.
J'avais le coude du bras droit appuyé sur la couverture de la barque, la tête un peu
panchée et sutenue sur la main du même bras, et l'autre négligemment étendu, dans la
main duquel je tenais un livre qui avait servi de prétexte à ma retraite. Je regardais
fixement la rivière que je ne voyais pas. Il me tombait de moment en moment de grosses
larmes des yeux.... Ce que je vous raconte, eut paru davantage et eut reçu plus
d'ornement si je vous eusse écrit en vers. Car je vous jure que les Nymphes des eaux
furent touchées de ma douleur, et que le Dieu du fleuve en fut ému.
Mais tout cela ne se peut pas dire en prose. Tant y a, que je demeurai sept heures de
cette sorte, sans remuer ni pied ni patte..... Le maître de notre batteau dit qu'il
avait mené en sa vie plus de dix mille hommes depuis Lyon jusqu'à Baucaire ; mais
qu'il n'en avait jamais vu un, qui parut avoir l'esprit si égaré. Après cette belle
description que je viens de faire, il me vient de tomber dans l'esprit, que vous vous
imaginerez que tout cela est faux, et que ce que j'en ai dit, n était que pour trouver
moyen de remplir une lettre. Quand cela serait, mademoiselle, je serais en vérite
excusable.... Néanmoins pour vous dire naïvement ce qui en est, tout ce que je vous ai
dit de ma rêverie, de ⋅mes soupirs⋅ et de ma tristesse est vrai. Pour ce qui est du
ressentiment qu'en eurent les Nymphes et le Dieu du Rhône, je n'en suis pas assuré
....
Avouez que ce badinage quoique plein d'esprit,
à
a
quelque chose de plus naturel, que le précédent. La réflexion qui termine la
lettre, est un correctif ingénieux, à ce qui
auroit
aurait
pu y
paroître
paraître
un peu recherché.
La
premiere
première
de ces deux épîtres, ajouta Timagène, me rappelle un trait fort plaisant du même
écrivain, dans je ne
sçais
sais
plus quelle lettre. Je ne puis pas dire absolument, dit-il, que
je sois arrivé à Turin ; car il n'y est arrivé que la moitié de moi-même. Vous
croyez que je veux dire, que l'autre est demeurée auprès de vous : ce n'est pas
cela : c'est que de cent quatre livres que je pesais, je n'en pese plus que
cinquante-deux. Il ne se peut rien voir de si maigre, ni de si décharné que moi.
Assurément on ne
pouvoit
pouvait
pas mieux profiter de la circonstance de la maigreur, pour plaisanter sur une
matiere
matière
qui n'en
paroissoit
paraissait
pas trop susceptible. Il faut convenir pourtant que cet
Auteur
auteur
cherche souvent à faire montre de son esprit. Rien ne m'en a mieux convaincu que
la comparaison que je fis il y a quelques jours d'une lettre de
Mad.
Madame
de Sévigné, avec une autre de Voiture sur deux sujets
à-peu-près
à peu près
semblables. Comme je me suis muni de la
premiere
première
&
et
que vous avez la seconde, lisons-les, s'il vous plaît, l'une
&
et
l'autre. La
premiere
première
est le récit que fait la marquise, de la fête que M. le prince donna à Louis XIV
dans sa belle maison de Chantilly. Le Roi arriva le
jeudi au soir à Chantilly :la promenade, la collation dans un lieu tapisté de
jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa : il y eut quelques tables ou le rôti
manqua, à cause de plusieurs dîners à quoi l'on ne s'était pas attendu : cela
saisit Vatel ; il dit plusieurs fois, je suis perdu d'honneur, voici un affront que
je ne supporterai pas. Il dit à Gourville, la tête me tourne, il y a douze nuits que je
n'ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres. Gourville le soulagea en ce qu'il put.
Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du Roi, mais au vingt-cinquièmes, lui
revenait toujours à la tête. Gourville le dit à M. le Prince. M. le Prince alla jusques
dans sa chambre, et lui dit, Vatel, tout va bien ; rien n'était si beau que le
souper du Roi. Il répondit: Monseigneur, votre bonté m'achève : je sais que le rôti
à manqué à deux tables. Point du tout ; dit M. le Prince, ne vous fâchez pas ;
tout va bien. La nuit vinrt ; le feu d'artifice ne réussit pas ; il fut
couvert d'un nuage ; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin Vatel
s'en va partout ; il trouve tout endormi : il rencontre un
petit pourvoyeur, qui lui apportait seulement deux charges de marée: il lui demanda,
est-ce là tout ? Il lui dit, oui, Monsieur : il ne savait pas que Vatel avait
envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps ; les autres pourvoyeurs
ne vinrent point : sa tête s'échauffait ; il crut qu'il n'aurait point d'autre
marée ; il trouva Gourville, il lui dit, Monsieur, je ne survivrai point à cet
affront-ci. Gourville se mocqua de lui : Vatel monte à sa chambre, met son épée
contre la porte, et se la passe au travers du cœur : mais ce ne fut qu'au troisième
coup, car il s'en donna deux qui n'étaient pas mortels ; il tombe mort. La marée
cependant arrive de tous côtés : on cherche Vatel pour la distribuer ; on va à
sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang, on court le
dire à M. le Prince, qui fut au désespoir... M. le Prince le dit au Roi fort tristement.
On dit que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa manière. On le loua fort ; on
loua et l'on blâma son courage. Le Roi dit qu'il y avait cinq ans qu'il retardait de
venir à Chantilly, parce qu'il comprenait l'excès de cet embarras. Il
dit à M. le Prince qu'il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger de
tout : il jura qu'il ne souffrirait plus que M. le Prince en usât ainsi ; mais
c'était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de
Vatel. On dîna très bien ; on fit collation ; on soupa ; on se
promena ; on joua ; on fut à la chasse ; tout était parfumé de
jonquilles, tout était enchanté.
Voyons maintenant la seconde. C'est celle où
Voiture fait au Cardinal de la Valette le détail de la fameuse promenade de la Barre
... ...
...
Nous arrivâmes à la Barre, et entrâmes dans une salle où l'on ne marchait que
sur des roses et de la fleur d'orange. Mad. la Princesse après avoir admiré cette
magnificence, voulut aller voir les promenoirs, en attendant l'heure du souper. Le
soleil se couchait dans une nuée d'or et d'azur, et ne donnait de ses rayons qu'autant
qu'il en faut pour faire une lumière douce et agréable : l'air était sans vent et
sans chaleur, et il semblait que la terre et le ciel voulaient fêtoyer la princesse.
Après avoir passé un grand parterre et de grands jardins tout pleins d'orangers, elle arriva en un bois où il y avait plus de cent ans que le jour n'était
entré qu'à cette heure là, qu'il y entra avec elle. Au bout d une allée grande à perte
de vue nous trouvâmes une fontaine qui jettait toute seule plus d'eau que toutes celles
de Tivoli. A l'entour etaient rangés vingt-quatre violons, qui avaient de la peine à
surmonter le bruit qu'elle faisait en tombant.... En sautant, dansant, voltigéant,
pirouettant, cabriolant, nous arrivâmes au logis, où nous trouvâmes une table qui
semblait avoir été servie par les Fées. Ceci, Monseigneur, est un endroit de l'aventure
qui ne se peut d'écrire. Et certes, il n'y a point de couleurs ni de figures en la
Rhétorique qui puissent représenter six potages qui d'abord se présentèrent à nos yeux.
Cela y fut particulièrement remarquable, que n'y ayant que des Déesses à la table, et
deux demi-Dieux, à savoir M. de Chaudebonne et moi, tout le monde y mangea ne plus ne
moins que si c'eussent été véritablement des personnes mortelles. Aussi, à dire le vrai,
jamais rien ne fut mieux servi.... Au sortir de table, le bruit des violons fit monter
tout le monde en haut, où l'on trouva une chambre si bien éclairée
qu'il semblait que le jouir qui n'était plus dessus la terre, s'y fut retiré tout
entier.... Le bal continuait avec beaucoup de plaisir, quand tout à coup un grand bruit
que l'on entendit dehors, obligea toutes les dames à mettre la tête à la fenêtre ;
et l'on vit sortir d'un grand bois qui était à trois cents pas de la maison, un tel
nombre de feux d'artifice, qu'il semblait que toutes les branches et les troncs des
arbres se convertissent en fusées, que toutes les étoiles du ciel tombassent, et que la
sphère du feu voulut prendre la place de la moyenne région de l'air. Ce sont,
Monseigneur, trois hyperboles, lesquelles appréciées et réduites à la juste valeur des
choses, valent trois douzaines de fusées....
En vérité, je
comparerois
comparerais
volontiers la
premiere
première
lettre à ces belles illuminations où l'
œuil
œil
distingue avec plaisir tous les objets d'alentour ; et la seconde à des
éclairs suivis et précipités, qui nous éblouissent par une
lumiere
lumière
trop vive
&
et
trop rapide.
Je
dirois
dirais
plutôt trop brusque, que trop rapide, interrompit Euphorbe :car il me
semble qu'il y a plus de rapidité dans le récit de la marquise, que
dans celui de l'académicien. L'un
&
et
l'autre, si vous y prenez garde,
employe
emploie
les mêmes circonstances, pour décrire une fête ; des repas, de la
promenade, des feux d'artifice,
&
et
d'autres
amusemens
amusements
semblables : mais Madame de Sévigné dit en quatre lignes, ce qui remplit
des pages dans Voiture. La promenade, la collation dans un lieu tapissé
de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa.
Et plus bas : On dîna très bien ; on fit collation, on soupa, on se promena ;
on joua ; on fut à la chasse : tout étoit parfumé de jonquilles ; tout
étoit enchanté.
Cela est court, mais peint admirablement bien. Voiture s'appesantit
sur les détails pour trouver l'occasion de placer des pensées
singulieres
singulières
&
et
hyperboliques.
Vous avouerez du moins, reprit Timagène, qu'il faut beaucoup d'esprit pour raconter comme
notre courtisan.
Il en faut, peut-être autant, repartit Euphorbe, mais à coup sur beaucoup plus de goût,
pour ne saisir que les circonstances propres à amuser en intéressant. Elles le font quand
elles excitent notre curiosité, ou du moins quand elles semblent naître du sujet. La
nature intéresse toujours : mais dans le récit dont il s'agit
ici, on admet des circonstances, inutiles
par-tout
partout
ailleurs, pourvu qu'elles contribuent à égayer la
matiere
matière
. Dans le détail que le grand Rousseau fait à M. de la Fosse de son voyage à
Rouen, vous en trouverez beaucoup de cette
espece
espèce
. Telles sont celles-ci :
Un carrosse sexagénaire
D'abord s'offre à mon luminaire,
Attelé de six chevaux blancs,
Dont les côtes, à travers flancs
A distinguer peu difficiles,
Marquaient qu'ils jeûnaient les vigiles,
Et le Carême entièrement.
J'entre , et dans le même moment
Je vois arriver en deux bandes,
Trois Normands et quatre Normandes,
Avec qui, pauvre infortuné,
J'étais à rouler destiné.
On s'assemble, chacun se place.
Sous le poids de l'horrible masse
Déjà les pavés sont broyés.
Les fouets hâtifs sont déployés,
Qui de cent diverses manières
Donnent à l'air les étrivières. ....
Nos coursiers, ce bruit entendu,
Connaissant la verge ennemie,
Rappellent leur force endormie.
Ils tirent : nous les excitons :
Le cocher jure : nous partons.
En décrivant le départ d'Agamemnon pour se rendre en Aulide, ou d'Hector pour aller
combattre Achille, on ne s'avisera pas de remarquer, comme ici, la maigreur, ou
l'embonpoint des chevaux, la pesanteur de la voiture, l'action des fouets,
&
et
les
juremens
jurements
des cochers : mais tout cela contribue à égayer un récit badin.
Vous parliez
tout-à-l'heure
tout à l'heure
, repartit Timagène, d'un récit qui intéresse en amusant. Dans celui de Rousseau,
il me semble que la seconde qualité domine plus que la
premiere
première
. Et à cette occasion je ne puis m'empêcher de vous faire part de la lettre d'un
homme de la
premiere
première
condition,Le chevalier de
Bouflers
Boufflers
.
Dans l'original, le décompte des notes est ici
éronné, '(1)' dans le texte et '(2)' en bas de la page. que j'ai lue ces
jours-ci. Elle contient le récit d'une aventure plaisante, mais d'un tout autre intérêt
que celle de notre
poëte
poète
lyrique. Vous
connoissez
connaissez
la droiture simple
&
et
naturelle des
habitans
habitants
de la Suisse : l'
Auteur
auteur
y
étoit
était
alors ; il ne s'
étoit
était
donné que pour un peintre. Il écrit ainsi à
Mad.
Madame
sa
mere
mère
.
J'ai été chez une femme qu'on m'avait indiquée, pour
lui demander de vouloir bien me procurer de l'ouvrage. Son mari l'a engagée quoique
vieille à se faire peindre. J'ai parfaitement réussi. Pendant le temps du portrait, j'ai
toujours mangé chez elle, et elle ma fort bien traité. Ce matin, quand j'ai donné les
derniers coups à l'ouvrage, le mari m'a dit : Monsieur, voilà un portrait
parfait : il ne me reste plus qu'à vous saisfaire et à vous demander votre prix. Je
lui ai dit ; Monsieur, on ne se juge jamais bien soi-même ; le grand mérite se
voit en petit, et le petit se voit en grand ; personne ne s'apprécie, et il est
plus raisonnable de se laisser juger par les autres : nos yeux ne nous sont pas
donné pour nous regarder. Monsieur, m'a t-il dit, votre façon de parler m'embarrasse
autant que la bonté de votre portrait. Je trouve que quelque chose que vous me
demandiez, vous ne sauriez me demander trop. Et moi, Monsieur, quelque peu que vous me
donniez, je ne trouverai point que ce soit trop peu : je vous prie de n'avoir de ce
coté-là aucune honte, et de compter pour beaucoup les bons traitements que j'ai reçu de vous, dont je suis plus content, que je ne le serai de quelque argent
que je reçoive. Monsieur, je vous devais au-delà des politesses que je vous ai faites,
mais je vous dois encore infiniment pour le plaisir que vous m'avez fait. Monsieur, si
j'avais l'honneur d'être plus connu de vous, je hasarderais de vous en faire présent, et
ce n'est que pour vous obéir, que je recevrai le prix que vous voudrez bien y
mettre : conformez-vous, s'il vous plaît, aux circonstances du pays, qui n'est pas
riche, et du peintre qui est plus reconnaissant qu'intèresse. Monsieur, puisque vous ne
voulez rien dire, je vais acquitter en partie ce que je vous dois. A l'instant, le
pauvre homme va à son bureau et revient la main pleine d'argent, me disant, Monsieur,
c'est en tâtonnant que je cherche à satisfaire à ma dette : et en même temps il me
remit trente-six livres. Monsieur, lui dis-je, souffrez que je vous représente, que
c'est trop pour un ouvrage de cinq heures au plus, fait en aussi bonne compagnie que la
vôtre : permettez que je vous en remette les deux tiers, et qu'en échange je donne
à Madame votre portrait en pur don. Le pauvre homme et la pauvre
femme tombèrent des nues. J'ai ajouté beaucoup de choses honnêtes, et je m'en suis allé,
emportant leurs bénédictions et leurs douze livres, que je leur rendrai à mon
départ.
N'est-il pas vrai que cette petite aventure cause un plaisir
délicieux ? L'honnêteté aux prises avec la générosité, y jettent un intérêt tout
particulier. Voilà de ces
amusemens
amusements
qui conviennent si bien à un homme de condition.
Vos réflexions morales, ajouta Euphorbe, sont admirables ; mais moi, je m'en tiens à
l'objet qui nous occupe,
&
et
je remarque dans le récit que vous venez de lire, un autre intérêt encore que
celui qui vous a frappé. C'est qu'il satisfait notre curiosité. Il nous fait
connoître
connaître
en partie le
caractere
caractère
d'une nation voisine, dont il nous peint la droiture
&
et
la bonhommie. Je retrouve cette
espece
espèce
d'intérêt dans une autre historiette, dont j'ai tiré copie. Elle est racontée
par l'
Auteur
auteur
d'un
voyage d'Espagne
Voyage d'Espagne
, fait en 1755, qu'on vient de nous donner,Le
P.
Père
de Livoi, Barnabite. traduit de l'
Italien
italien
en
françois
français
. L'
Auteur
auteur
étoit
était
alors à Madrid. Me trouvant, dit-il, par hasard dans
la boutique d'un libraire, ayant à la main un livre que je parcourais, un gueux vint à
moi et me demanda l'aumône, mais avec une telle arrogance, qu'il semblait plutôt
demander une chose qui lui était due, que réclamer un secours de charité. A la première
fois, je fis semblant de ne pas m'en appercevoir, et je continuai ma lecture :
devenu plus hardi par mon silence, il me dit, qu'il y avait temps pour lire, et qu'en ce
moment je devais faire attention à ce qu'il me disait. Comme je tins ferme à ne le pas
regarder, s'approchant de moi d'un air encore plus insolent, ou répondre, dit-il, ou
faire l'aumône. Voyant que je tenais bon, et que j'étais sourd à toutes ses clameurs, il
me prit par le bras, en criant, il n'y a donc ni charité ni honnêteté ? Alors
perdant patience, je me retournai vers lui, pour réprimer son effronterie ; mais
l'impudent coquin me ferma la bouche, et reprenant la parole, me dit d'un ton grave et
radouci ; doucement, Monsieur, pardon : vous ne me connaissez pas ? Non,
lui répondis-je, d'un air assez tranquille. Nous avons cependant vécu
ensemble, répliqua-t-il, dans une capitale où j'étais secrétaire d'ambassade. Il me dit
ensuite son nom, son pays qui était d'une province d'Espagne. J'eus beau lui répondre
que je ne me rappelais rien de tout ce qu'il me disait, il ne laissa pas de poursuivre,
en m'assurant que la seule cause qui l'avait réduit à l'état de mendicité où il se
trouvait, c'était sa trop grande franchise, et la liberté qu'il s'était donnée de
parler.... que du reste, dans quelque extrémité qu'il se fût trouvé jufqu'alors, il
n'avait jamais fait aucune bassesse, mais qu'il avait toujours conservé les principes de
la bonne éducation qu'il avait reçue, et le caractère d'honnête homme qu'elle lui avait
imprimé..... Il me dit encore beaucoup de choses, que j'ai oubliées ; et dans tout
son discours, il parla avec tant d'art, d'éloquence et de vivacité, en y mêlant de temps
en temps des traits de satyre, surtout contre les moines, qu'il s'en fallut peu que je
ne crusse qu'il avait été effectivement secrétaire d'ambassade, et que je lui donnai
l'aumône aussi libéralement que je le pus.
C'est
assurement
assurément
un objet assez curieux que de voir la suffisance
&
et
même l'arrogance habiter avec la mendicité. Nous apprenons à
connoître
connaître
par-là
par là
le
caractere
caractère
de nos voisins du coté du midi. La fortune peut écraser un Espagnol, mais non
pas l'humilier.
Sçavez
Savez
-vous bien, reprit Timagène, que je ne
donnerois
donnerais
pas mon récit pour le vôtre.
Je ne vous en propose pas non plus l'échange, poursuivit Euphorbe. Je ne l'ai cité que
par rapport à cet intérêt de curiosité dont je vous
parlois
parlais
. J'avoue que le vôtre l'emporte pour les
ornemens
ornements
, pour la
légéreté
légèreté
du
stile
style
, pour la vivacité du dialogue,
&
et
sur-tout
surtout
pour l'intérêt de noblesse et de générosité. Quoiqu'il en soit, l'un
&
et
l'autre est une preuve que l'événement le plus commun et le plus mince peut être
traité de
maniere
manière
à occuper avec plaisir les gens de goût, lorsqu'on a l'adresse de rapprocher les
circonstances plaisantes, d'écarter celles qui
seroient
seraient
basses ou inutiles, d'y joindre une petite dose d'intérêt,
&
et
d'y répandre quelques
ornemens
ornements
pris dans la nature.
Je crois que vous n'en avez pas encore dit assez,
ajoûta
ajouta
Timagène. Cet art de raconter,
sçait
sait
rendre aimables des sujets ennuyeux par eux-mêmes. Quoi de
plus fastidieux, du moins pour la
plûpart
plupart
des lecteurs, que le détail d'un voyage ? Sous la plume d'un HoraceSat. lib. 1. ou d'un Chapelle, c'est un récit charmant. Le favori
de Mécène part de Rome pour se rendre à Brindes : il
sçait
sait
nous épargner l'ennui, qu'il a peut-être éprouvé lui-même. Il nous fait passer
d'une ville à l'autre, sans nous laisser presque le temps de nous en appercevoir, par la
variété des tableaux qu'il met sous nos
ieux
yeux
,
&
et
qui nous occupent agréablement. Ici c'est l'aventure d'un batelier régalé de
coups de bâton par un des passagers, pour s'être amusé à dormir, au lieu de conduire sa
barque : là c'est l'épisode de deux de ces gens du bas étage, qui s'étant pris de
paroles,
donnerent
donnèrent
aux voyageurs la comédie pendant le souper : à cela succède l'accident d'un
aubergiste, qui pour mieux recevoir ses hôtes, pensa mettre le feu à sa maison ; sans
parler de bien d'autres détails qui trouvent leur place à chaque endroit, où la compagnie
arrive. Le
poëte
poète
françois
français
, rival d'Horace, autant peut-être par le
caractere
caractère
, que par le
stile
style
, ne lui
céde
cède
rien ici.
Par-tout
Partout
on rencontre des descriptions charmantes de pays et de villes, les peintures les
plus riantes des jardins
&
et
des maisons qui se
trouvoient
trouvaient
sur la route,
&
et
sur-tout
surtout
les portraits d'après nature de ceux chez qui le
poëte
poète
voyageur
avoit
avait
fait quelque sejour ; le tout entremêlé de plusieurs traits, d'une
raillerie fine
&
et
délicate, telle que celle-ci,
Tout le monde sait que Marseille
Est riche, illustre, sans pareille,
Pour son terroir
&
et
pour son port :
Mais il faut vous parler du Fort,
Qui sans doute est une merveille :
C'est Notre Dame de la Garde,
Gouvernement commode
&
et
beau,
A qui suffit pour toute garde
Un Suisse avec sa hallebarde,
Peint sur la porte du château.
Si quelqu'un
doutoit
doutait
de l'obligation que nous avons à des écrivains qui
sçavent
savent
ainsi raconter leurs voyages, je lui
conseillerois
conseillerais
, pour s'en convaincre, de lire le premier volume de Tavernier, si cependant il
en
pouvoit
pouvait
soutenir la lecture.
Ce bon
Baron
baron
, répartit Euphorbe, se
connaissoit
connaissait
mieux en
diamans
diamants
, qu'en belles-lettres. D'ailleurs, il n'est pas si aisé qu'on s'
imagineroit
imaginerait
peut-être, de donner à un récit plaisant les
agrémens
agréments
qui lui conviennent. Il faut pour cela beaucoup de goût
&
et
de délicatesse. C'est la nature seule qui peut les donner
&
et
l'usage du monde qui les perfectionne.
Je ne vois rien, poursuivit Timagène, de plus agréable dans ces sortes de récits, que ce
sublime ironique dont les bons
Auteurs
auteurs
se servent quelquefois, comme les peintres de la lumière
&
et
des ombres. Cette noblesse affectée dans un sujet qui n'a rien de grand, forme
un contraste très divertissant. Horace avant de raconter une dispute comique, dans
laquelle deux hommes de néant firent assaut d'injures, embouche la trompette épique..... Nunc mihi paucis
Sarmenti scurræ pugnam Messique Cicerri,
Musa, velim memores ; et quo patre natus uterque
Contulerit lites.
Hor. Sat. 4. Lib. 1.
Muse, dit-il, rappelle-moi le combat du bouffon Sarmentus
&
et
de Messius Cicerrus : apprends-moi de qui avait reçu le jour l'un
&
et
l'autre champion.
Une pareille invocation donne
assurément bien plus de saillie à la nature de ce démêlé
&
et
à la qualité des deux héros : elle y répand un sel
tout-à-fait
tout à fait
piquant. Dans une autre circonstance
à-peu-près
à peu près
pareille, le même
poëte
poète
chausse encore le cothurne, pour rendre son sujet plus amusant. Il s'
agissoit
agissait
de deux marchands qui
plaidoient
plaidaient
avec acharnement l'un contre l'autre devant Brutus, alors
prêteur
préteur
: à cette occasion le
poëte
poète
s'exprime ainsi :....Postquam nihil inter utrumqæ
Convenit, (hoc etenim sunt omnes jure molesti,
Quo fortes, quibus adversum bellum
incidit : inter
Hectora Priamiden, animosum atque inter Achillem
Ira fuit
capitalis, ut ultima divideret mors ; Non aliam ob causam, nisi quod virtus in
utroque
Summa fuit. Duo si discordia verset inertes,
Aut si disparibus bellum
incidit, ut Diomedi
Cum Lycio Glauco, discedat pigrior, ultro
Munetibus missis
)....... Hor. Sat. lib. 1.
La haine entr'eux deux devint enfin irréconciliable : (car il en est
des gens querelleurs, comme des braves qui se font la guerre. Le ressentiment fut
implacable entre Hector
&
et
le bouillant Achille : la mort seule put terminer leurs démêlés. La
raison, c'est que dans l'un
&
et
l'autre, la bravoure était à son comble. Si la discorde se met entre deux lâches, ou si de deux ennemis l'un est courageux,
&
et
l'autre sans cœur, tels que Diomède
&
et
Glaucus, le plus timide évitera le combat
&
et
cherchera à fléchir l'autre par ses présents.)
Quoi de plus plaisant que
cette comparaison de deux mauvais plaideurs, avec les héros
Grecs
grecs
&
et
Troyens
troyens
?
Avec votre permission, reprit Euphorbe : la parenthèse dans ce dernier morceau me
paroît
paraît
un peu longue. Croyez-vous que si Horace eut supprimé les trois derniers vers,
son badinage n'eût pas été plus léger ?
Deux coqs vivaient en paix : [dit la Fontaine ;]
Une poule survint ;
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troye.
Ce seul hémistiche dit autant que les vers du
poëte
poète
latin,
&
et
le dit mieux, ce me semble. Cette
espece
espèce
d'ornement par son appareil, nuit un peu au naturel : il le détruit
entiérement
entièrement
, si on le porte trop loin. Dans la lettre de Rousseau à M. de la Fosse, que je
vous ai citée il y a un moment, nous trouvons encore un exemple semblable à ceux-ci
&
et
qui a le mérite de la
briéveté
brièveté
. Le
poëte
poète
après avoir raconté la
chûte
chute
qu'il fit dans la voiture publique, ajoute,
Les chevaux, malgré le cocher,
S'obstinent à vouloir marcher.
Envain le moderne Hyppolite
S'oppose à leur fougue subite :
Sans doute, en ce désordre affreux,
Un Dieu pressait leurs flancs poudreux.
Ce superbe morceau de
poësie
poésie
auquel l'
Auteur
auteur
fait allusion, nous arrache des larmes sur la scène : ici il nous porte à
rire. Telle est la magie de l'art. C'est un Protée qui prend toutes les formes dont on a
besoin.
Je
sçais
sais
que vous n'aimez pas les jeux de mots, ajouta Timagène ; mais ne leur
feriez-vous pas
grace
grâce
, en faveur de la gaieté qui doit assaisonner les ouvrages
dont nous parlons ? J'en
connois
connais
un dans Voiture, que j'
aurois
aurais
bien de la peine
a
à
condamner. Cet écrivain dit en parlant d'une belle personne malheureuse, qu'elle a eu toutes les
graces
grâces
&
et
toutes les
disgraces
disgrâces
du monde.
Qu'en pensez-vous ?
Il faut bien faire quelque chose pour vous, répartit Euphorbe en riant. Si l'on peut
passer ces petits
ornemens
ornements
dans quelque genre d'écrire, c'est assurément dans celui dont nous parlons.
D'ailleurs, la pensée de Voiture renferme un si grand sens, la phrase a tant de précision,
qu'on doit avoir quelque indulgence pour l'affectation qui s'y rencontre. Mais il en est
bien peu qui méritent cette faveur,
&
et
l'on peut dire en général qu'il n'est presque point de sujets assez petits, pour
s'accommoder de ces petitesses. Vous voyez que je ne réussis pas mal dans ce mauvais
genre.
Vous faites
à-peu-près
à peu près
comme Michel de Cervantes, poursuivit Timagène, qui composa le roman de
Don Quichotte
Don Quichotte
, pour censurer tous les autres romans. Mais enfin, je suis bien d'accord avec
vous sur ce qui regarde les jeux de mots
&
et
les équivoques. Toutes ces gentillesses ne valent pas une pensée agréable, c'est-à-dire, une pensée qui nous peint avec des couleurs
naturelles des objets riants, des tableaux délicieux. Telle est cette peinture charmante
que Balzac nous fait d'une petite rivière : Cette belle eau aime
tellement ce pays, qu'elle se divise en mille branches,
&
et
fait une infinité d'isles
&
et
de détours, afin de s'y amuser davantage.
Cette pensée, répliqua Euphorbe, se retrouve
à-peu-près
à peu près
la même dans Santeuil en parlant de la Seine. En voici une qui n'appartient qu'à
Voiture : Nous nous approchons tous les jours, écrit-il à
Mademoiselle Paulet, du pays des melons, des figues
&
et
des muscats,
&
et
nous allons combattre en des lieux où nous ne
cueuillerons
cueillerons
point de palmes, qui ne soient mêlées de fleurs d'oranges
&
et
de grenades.
Il
faudroit
faudrait
être bien mélancolique pour ne pas se dérider un peu, en parcourant des objets
si riants. Les pensées agréables sont un très bel effet dans l'
espece
espèce
de récit, dont il est ici question, plus susceptible d'
ornemens
ornements
qu'aucun autre. Les pensées délicates, telles que nous les avons expliquées il y
a quelques jours, l'enrichissent peut-être encore davantage. Je m'en rappelle une de je
ne
sçais
sais
plus quel
poëte
poète
. Elle est renfermée dans l'epitaphe d'un chien. L'animal expose lui-même la
cause de sa mort.
Pour aboyer un Huguenot,
On m'a mis en ce piteux être :
L'autre jour je mordis un prêtre ;
Et personne ne m'en dit mot.
Ces quatre vers, dit alors Timagène, donnent assurément bien plus à penser qu'ils ne
disent ;
&
et
cette fécondité peut faire excuser, peut-être, la faute de
françois
français
qui est dans le premier, où il
faudroit
faudrait
, pour avoir aboyé. Car enfin, je crois que dans toute
espece
espèce
de composition, il faut ne s'écarter jamais de la pureté du langage.
Il faut quelque chose de plus, repartit Euphorbe : il faut que l'expression
convienne au sujet ;
&
et
conséquemment dans un récit enjoué, elle doit être animée, vive, légère
&
et
coupée. Bannissons-en les longues périodes, les phrases embarrassées,
&
et
sur-tout
surtout
l'obscurité. Tout ce qui demande de l'étude
&
et
de la peine, émousse le plaisir. Sans parler des exemples que nous venons
d'apporter, les anciens nous ont laissé en ce genre des modèles
charmans
charmants
. Peut-on s'exprimer mieux qu'Horace dans le récit qu'il fait à
Mécêne
Mécène
de la
maniere
manière
dont il fut introduit chez lui. Huit vers lui suffisent pour cela.Optimus olim
Virgilius, post hunc Varius dixere quid essem.
Ut
veni coram, singultim pauca locutus,
(Infans namque pudor prohibebat plura profari)
Non ego me claro natum patre, non ego circum
Me Satureiano vectari rura
caballo,
Sed, quod eram, narro. Respondes (ut tuus est mos)
Pauca. Abeo, et
revocas nono post mense, jubesque
Esse in amicorum numero.
Lib. 1. Sat. 6.
Virgile dont vous
connoissez
connaissez
la probité, dit-il ; et après lui Varius vous apprirent qui j'étais.
Lorsque je parus devant vous, je vous dis quelques mots entrecoupés : la timidité
me fermait la bouche, et m'empêcha de m'expliquer davantage. Je ne me donnai point pour
un homme de naissance, fait à monter un superbe coursier de Tarente : Je vous
exposai ce que j'étais. Vous me répondîtes, selon votre usage, en peu de paroles. Je me
retire ; vous me rappellez neuf mois après, et vous m ordonnez
d'être au nombre de vos amis.
Quelle clarté ! Quelle précision,
sur-tout
surtout
dans la langue que
parloit
parlait
notre
poëte
poète
!Lib. 1. Sat. 9. La fameuse
satyre
satire
de l'importun est écrite toute
entiere
entière
de ce
stile
style
.
Parmi les anciens, poursuivit Timagène, je crois qu'il en est peu qui puissent le
disputer à Pline le jeune, pour la
légéreté
légèreté
de l'élocution
&
et
l'aménité du
stile
style
. Celui de ses lettres est enchanteur. Je me rappelle confusément en avoir lu
autrefois une entr'autres, où l'
Auteur
auteur
racontoit
racontait
l'aventure
singuliere
singulière
d'un enfant aimé par un dauphin. Je la
relirois
relirais
encore avec un nouveau plaisir.
Il est aisé de vous satisfaire, reprit Euphorbe. La fraîcheur du soir commence à se faire
sentir : rentrons. Nous pourrons consulter dans l'
Auteur
auteur
même ce morceau, qui peut servir de modèle dans le sujet dont nous nous
entretenons.
Mais tout en marchant, je vais vous rapporter une autre lettre du même
Auteur
auteur
plus aisée à retenir ; parce qu'elle est beaucoup plus courte. Il rend
compte à Tacite son ami d'une chasse au sanglier,
a
à
laquelle il s'
étoit
était
trouvé,
&
et
il le fait avec ces
graces
grâces
légeres
légères
qui décèlent un homme d'esprit
&
et
de goût.Ridebis et licet rideas. Ego ille, quem nosti, apros
tres, et quidem pulcherrimos cepi. Ipse, inquis ? Ipse : non tamen ut omnino
ab inertia mea et quiete discederem. Ad retia sedebam : erant in proximo, non
venabulum aut lancea, sed stilus et pugillares. Meditabar aliquid enotabamque, ut si
manus yacuas plenas tamen ceras reportarem. Non est quod contemnas hoc studendi genus.
Mirum est ut animus hac agitatione motuque corporis excitetur. Jam undique sylvæ et
solitudo, ipsumque illud silentium, quod venationi datur, magna cogitationis incitamenta
sunt. Proinde cum venabere, licebit, authore me, ut panarium et langunculam, sic etiam
pugillares feras. Experieris non Dianam magis montibus, quam Minervam inerrare. Vale.
Ep. 6. Plinii.
Vous allez rire, lui dit-il,
&
et
vous aurez raison. Ce Pline que vous connaissez, a pris trois sangliers,
&
et
trois des plus beaux. Quoi, vous ? Oui, moi-même. Au reste, je ne me suis
pas pour cela tout à fait arraché à ma paresse
&
et
à mon humeur tranquille. J'étais assis près des toiles. J'avais à mes côtés,
non un épieu ou une lance, mais mon stilet
&
et
mes tablettes : je composais quelques bagatelles
&
et
je les mettais par écrit ; afin que si je rentrais chez moi les mains
vuides, mon portefeuille du moins fut rempli. Ne plaisantez point
sur cette façon d'étudier. Vous ne sauriez croire combien cet exercice du corps donne de
ressort à l'esprit. Tout ce qui nous environne alors, les bois, la solitude, le silence
même nécessaire à cette chasse, nous aident
&
et
nous invitent à penser. Ainsi, dans la même circonstance, si vous m'en croyez,
sans oublier les provisions
&
et
la cantine, vous porterez aussi vos tablettes. Vous éprouverez que Minerve ne
se rencontre pas moins au milieu des montagnes, que Diane. Adieu.
Dans toutes les
lettres de cet illustre courtisan, vous trouverez ce ton noble, cet air aisé qui
faisoient
faisaient
les délices de ses amis,
&
et
qui
sçurent
surent
plaire à un maître du monde.
Cependant les deux amis étant arrivés dans le cabinet, Timagène prit
les lettres de Pline,
&
et
commença à lire la trente-
troisieme
troisième
du
neuvieme
neuvième
Livre
livre
, adressée à Caninius.Incidi in materiam veram, sed
simillimam sictæ, dignamque isto lætissimo, altissimo, planeque poetico ingenio. Incidi
autem, dum super cœnam varia miracula hinc inde referuntur. Magna auctoris fides
(tametsi quid poetæ cum fide ?) Is tamen auctor, cui bene vel historiam scripturus
credidisses. Est in Africa Hypponensis colonia, mari proxima : adjacet navigabile
stagnum : ex hoc, in modum fluminis æstuarium emergit, quod, vice alterna, prout
æstus aut repressit, aut impulit, nunc infertur mari, nunc redditur stagno.
Je viens d'apprendre une aventure très vraie, mais qui a tout l'air d'une
fable. C'est un sujet digne d'un génie tel que le votre, également aimable, sublime et
vraiment poétique. Je l'ai apprise à un souper où la conversation tomba sur différents
événements merveilleux. Je la tiens d'une personne très digne de foi. (Ce n'est pas là
de quoi s'inquiète beaucoup un poète.) Quoi qu'il en soit, c'est un homme, sur qui vous
pourriez faire fond, même pour écrire l'histoire. En Afrique, est une colonie nommée
Hippone, à peu de distance de la mer. Près de cette ville est un étang navigable :
il s'en échappe un courant d'eau aussi large qu'un fleuve, qui tour à
tour, selon que le flux et le reflux le pousse ou le ramène, tantôt s'écoule dans la
mer, et tantôt rentre dans l'étang.
Quelle clarté, quelle netteté dans cette
description, dit alors Timagène en interrompant sa lecture ! Quelle précision dans la
maniere
manière
de s'exprimer ! J'aime beaucoup la petite malice de sa réflexion sur les
poëtes
poètes
, toujours partisans de la fiction. Cette pensée pleine de sel est enchâssée ici
le plus adroitement qu'il soit possible.
Je crois
appercevoir
apercevoir
dans cette
espece
espèce
de préambule, ajouta Euphorbe, cet intérêt que nous avons jugé si utile au
récit, même le plus enjoué. N'est-il pas intéressant de
connoître
connaître
un événement singulier, prodigieux,
sur-tout
surtout
quand on ne peut en révoquer en doute la vérité, fondée sur le rapport d'un
homme incapable de tromper ? Quelle curiosité n'excite pas ce début ? Mais
continuons.
Omnis hic ætas piscandi, navigandi, atque etiam
natandi studio tenetur : maxime pueri, quos otium ludusque sollicitat. His gloria
et virtus altissime provehi : victor ille qui longi sime, ut littus, ita simul
nantes reliquit. Hoc certamine puer quidam audentior cæteris in ulteriora
tendebat : delphinus occurrit, et nunc precedere puerum, nunc sequi, nunc
circumire, postremo subire, deponere, iterum subire, trepidantemque perferre primum in
altum ; mox flectit ad littus, redditque terræ et æqualibus. Serpit per coloniam
fama : concurrere omnes, ipsum puerum tanquam miraculum aspicere, interrogare,
audire, narrare.
L'appel à la note étant absente dans
l'original, la note se trouve placé ici, en analogie avec le placement de la note à la
page 575.La pêche, la navigation
&
et
même l'art de nager sont là les grands amusements des citoyens de tout
âge ; surtout des enfants, que le loisir
&
et
l'amour du jeu engage dans tous les plaisirs. La gloire
&
et
le mérite de ceux-ci consiste à s'avancer beaucoup en haute mer : le
vainqueur est celui qui a laissé le plus loin derrière lui,
&
et
le rivage
&
et
ceux qui nageaient à ses côtés. Dans cette espèce de combat, un enfant plus
hardi que les autres allait toujours en avant : un dauphin vient à lui
&
et
tantôt le précède, tantôt le suit, tantôt voltige autour de lui ; enfin
il le prend sur son dos, le quitte, le reprend
&
et
d'abord le porte tout tremblant vers la haute mer ; bientôt après il
tourne vers le rivage
&
et
le rend à la terre
&
et
à ses camarades. Cette nouvelle se répand dans la ville : on accourt en
foule : tous les yeux sont fixés sur cet enfant : on croit voir en lui quelque
cbose de prodigieux : on l'interroge : on l'écoute conter son histoire :
on la redit à d'autres.
Outre la
légéreté
légèreté
du
stile
style
, toujours admirable, dit ici Timagène, il est aisé d'
appercevoir
apercevoir
le choix habile des circonstances. On ne nous expose que celles qui peuvent nous
instruire du fait, ou orner le récit. On ne s'amuse point à nous détailler ce que
disoient
disaient
ou
faisoient
faisaient
pendant ce temps-là les camarades du jeune enfant : on ne nous dit pas même
qui il
étoit
était
, ni à qui il
appartenoit
appartenait
: on ne nous parle que de ce qui a rapport à son aventure, parce que c'est
elle qui nous intéresse
&
et
nous divertit. Mais quels tableaux plus animés
&
et
plus naturels en même-temps que ceux où l'
Auteur
auteur
peint les évolutions du dauphin, l'empressement
&
et
la curiosité du peuple ? Avançons
&
et
nous verrons de nouvelles beautés.
Postero die obsident littus, prospectant mare, et si quid est mari
simile. Natant pueri ; inter hos ille, sed cautius. Delphinus rursus ad tempus,
rursus ad puerum venit. Fugit ille cum cæteris, Delphinus, quasi invitet ac revocet,
exilit, mergitur, variosque orbes implicat expeditque. Hoc altero die, hoc tertio, hoc
pluribus, donec homines innutritos mari subiret pudor. Accedunt, alludunt et appellant,
rangunt etiam pertractantque se præbentem, etc.
Le lendemain on borde le rivage, on porte sa vue sur la mer
&
et
sur tout ce qui peut lui ressembler. Les enfants se mettent à la nage :
parmi eux notre petit héros, mais avec plus de précaution. Le dauphin revient à la même
heure, s'avance vers le même enfant. Il fuit avec sa troupe. L'animal, comme pour le
rappeler
&
et
l'inviter, bondit, se plonge, fait mille tours
&
et
mille détours dans les eaux. Ce même jeu continue deux, trois jours
&
et
plus. Enfin, cette jeunesse nourrie, pour ainsi dire, au milieu des flots,
rougit de sa timidité. On s'approche de l'animal ; on imite ses évolutions ;
on l'appelle ; on va jusqu'à le toucher,
&
et
il se prête de lui-même à ces caresses. Ce coup d'essai les
rend plus entreprenants. Surtout l'enfant qui avait fait la première épreuve,
s'encourage ; il nage à côté du dauphin ; il saute sur son dos ; il se
laisse porter
&
et
rapporter ; il se flatte d'en être connu, d'en être aimé ; il l'aime
lui-même : nulle crainte de part ni d'autre : la douceur de l'un augmente
autant que la confiance de l'autre.
Il est peu d'
événemens
événements
, reprit Euphorbe, racontés aussi agréablement que celui-là. Caninius, pour en
faire un
poëme
poème
, n'
avoit
avait
presque que la mesure à y ajouter. Tous les portraits y sont d'après nature. De
temps en temps certaines pensées délicates
&
et
piquantes
relevent
relèvent
encore ce beau morceau ; telles que celle-ci, on porte sa
vue sur la mer et sur tout ce qui peut lui ressembler
, qui peint si bien la
curiosité impatiente d'un peuple :
&
et
cet autre, il se flatte d'être connu, d'être aimé, il l'aime
lui-même.
Ce sont de semblables modèles qu'il faut suivre pour réussir dans un
récit badin
&
et
enjoué.
Je
serois
serais
curieux de savoir, dit alors Timagène, quels sont les
especes
espèces
d'ouvrages où ce récit peut trouver sa place.
L'ami de Trajan, répondit Euphorbe, vient de vous prouver qu'il figure
très-bien
très bien
dans une lettre. Il se rencontre aussi fort souvent sur la scène comique, dans
les conversations
&
et
même dans les fables.
J'ai cru pendant
quelque-temps
quelque temps
, répliqua Timagène, qu'une lettre qui ne traite point d'objets sérieux,
n'admettait que le
stile
style
naïf. La lecture de Pline
&
et
de Voiture m'a corrigé de cette erreur. Ces deux
Auteurs
auteurs
ont écrit,
&
et
ont très bien écrit dans le genre badin
&
et
enjoué. Mais pour les fables, il me reste encore là-dessus quelque embarras.
Il n'est pas difficile de vous montrer, repartit Euphorbe, que parmi les fables comme
parmi les lettres, il en est de deux sortes. Les unes, où domine l'enjouement
&
et
le badinage ; les autres, dont le ton est naïf
&
et
n'emprunte presque rien que de la nature ; mais n'entamons point aujourd'hui
cette
matiere
matière
. Je vous donne rendez-vous ici pour demain au matin. Vous y
trouverez votre déjeuner tout prêt, ainsi que les livres nécessaires. Nous nous
entretiendrons sur la fable. Nous pourrons examiner ensuite à loisir le récit naif,
&
et
quelle est sa différence avec celui qui a fait l'objet de notre
conversation.